Le bar n’a pas de nom, il n’a pas d’enseigne. Quand on veut le désigner, on dit simplement le bar de la place, ou alors chez Carmel. Il est ouvert sur la rue, peu à peu il a gagné du terrain, il a avalé le trottoir. Il y avait un arbre, il a été abattu, malade on a dit. D’abord une zone couverte, des parois de plexiglas ont été rajoutées à la place des feuilles de plastique, le toit a été renforcé. Il y a les tables. A la belle saison tout est ouvert sur la rue. Sinon tout est fermé, mais en transparence. C’est à moitié dans la rue, c’est à moitié le bar. On voit bien la place, on voit ceux qui passent, on les salue ou on reste indifférent. Certains en voiture prennent le tournant, ralentissent ou s’arrêtent pour lancer un salut, ou héler. Quelqu’un sort, s’approche un instant de la fenêtre ouverte puis la voiture repart. La voiture de police passe au ralenti puis passe. Des enfants entrent, achètent, ressortent. Il y a d’autres tables, parfois carrément sur la route. Au fond du auvent, il y a une ouverture, dans le mur donc. On peut commander et prendre quelque chose sans entrer. Entré, il y a la petite salle du bar et puis une autre. La seule fois où je vu la porte entrouverte, autour d’une table des joueurs de carte. Il manquait une pièce pour que le rectangle soit complétement parcouru, peut-être qu’il y avait des filles. Les horaires d’ouverture et de fermeture sont irréguliers. Ils suivent la vie de la place, ou bien c’est le bar qui commande la place. Assis, souvent sans consommer ils attendent, parlent, se taisent, s’apostrophent. Beaucoup sont vieux et immobiles. Lui aussi est immobile et la plupart du temps silencieux. Il est debout appuyé contre un pilier. Il attend lui aussi, mais plus profondément. Il fait quelques pas, il est gras. Il sort du bar, il traverse la route, il va jusqu’à l’autre place à côté du kiosque à journaux. Il revient ou fait quelque pas au centre de la place, là où les voitures se garent, avant de revenir. Il ne prend pas de part apparente aux trafics. Parfois il dit quelques mots à ceux qui y participent, brièvement, froidement. Il est là une grande partie de la journée, mais on ne lui adresse guère la parole. On laisse à son impassibilité. Sa présence est signifiée à tous. Il préside, peut-être.