L’enfant suit la jambe de l’homme devant lui. Il y a plein de jambes autour. Il suit celle de son père. Il y a foule. La jambe devant s’arrête. L’enfant lève la tête. Au-dessus de la jambe, se tient un inconnu qui tend les bras vers un pot de moutarde.
L’enfant regarde autour de lui les corps au-dessus des jambes. Aucun n’est celui de son père ni de sa mère. Il est seul au milieu d’une forêt de jambes. Il ouvre la bouche et les yeux, sa respiration se bloque et dans son corps quelque chose se serre. Sa bouche se referme, ses lèvres s’abaissent et le muscle de la houppe du menton se contracte en une crampe qui préfigure les pleurs.
L’enfant ne pleure pas encore. Pour l’instant, il panique. Il expérimente la panique. Il ressent l’envie de courir et celle de ne plus bouger, l’urgence de chercher partout et celle de s’asseoir contre le rayon des condiments et de fermer les yeux pour ne plus voir ce monde de jambes qui le terrorise. Il tremble du tremblement irrépressible qu’on appelle sanglots.
C’est grand un Prisunic quand on vient d’un village où il n’y a qu’une seule épicerie qui fait aussi droguerie et crèmerie et presse, bien que « presse » soit présomptueux pour les quelques exemplaires du journal local et trois ou quatre magazines. Et il y a du monde une veille de Noël dans un Prisunic, à Paris. Les jambes y sont serrées, les paniers s’y entrechoquent. Il faut tenir la main de son enfant.
L’enfant, maintenant trotte entre les jambes. Il trotte car il n’a pas atteint l’âge de courir. Les mains levées à hauteur de poitrine, il pleure bouche ouverte, morve et salives mêlées. Autour de lui, des adultes se sont rassemblés. Une dame s’est accroupie, l’a pris dans ses bras, s’est relevée. L’enfant continue à pleurer en criant maman. Il ne cherche personne du regard. Il essaie de se dégager des bras de la dame. Il pleure. Il souffre.
Plus loin, pas très loin mais encore assez, un père et une mère en effroi entrent et sortent du Prisunic de la rue de Vaugirard en criant un prénom sur le trottoir bondé.
C’est vrai que la différence d’échelle nous marque, le monde est inquiétant, different et mystérieux, on voit ce qu’on ne devrait pas voir et ne voit pas ce qu’on devrait voir. Merci.
saisissant… ça a fait ressurgir un souvenir, non pas d’enfance, c’était boulevard du Montparnasse, j’avais seize, dix-sept, job d’été en aout, un gamin court en hurlant daddy daddy, droit devant moi, je l’attrape, il sanglote, inconsolable, je tente un are you lost ? il hurle… daddy, daddy… Daddy arrive, pris en faute il me regarde sévèrement, attrape le gosse, ne me remercie pas.
oui, en enregistrant la vidéo hier, me passaient en filigrane les situations souvenir lorsque chercher enfant qu’on ne trouve pas
Belle évocation d’une peur enfantine universelle. Merci pour ces lignes qui ont fait remonter le souvenir d’une angoisse dans les allées d’un vini-prix (pas sûr de l’orthographe et du nom de ce supermarché près du quartier de la butte rouge à Châtenay-Malabry dans les 80’s)
Bonjour Philippe,
dans la série aujourd’hui que nos textes tissent, la bascule de la sécurité à l’insécurité est sacrément forte, dans des images comme « Au-dessus de la jambe, se tient un inconnu » il y a tout, le mouvement des yeux-caméra et la représentation parcellaire du monde d’un jeune enfant, et puis le rôle des détails (la moutarde) qui ancre le trauma, et fabrique le souvenir. Ca joue drôlement bien,
CS
à hauteur des yeux ! on y est
Les deux premiers paragraphes me suffisent : tout le petit perdu y est dit.