(Résumé de l’épisode précédent : Il est seul sur le quai. Il regarde autour de lui. Pour enfin avancer : trois pas, juste trois pas… Pour accéder à la première partie de ce récit, lire Au port, les mains vides)
C’est toujours la même histoire avec les piliers de bars : les ivrognes répondent aux ivrognes. Il aura fallu que le « Capitaine Haddock » libère sa flopée de jurons pour que le patron du Bar de la Marine lui réponde en écho avec une tirade très approximative de l’oeuvre pagnolesque. Mais avec l’accent d’origine. Le « Capitaine Haddock », plus personne de connaît son nom, plus personne ne sait qu’un jour lointain, il était Oscar, qu’il était amoureux, qu’il pêchait la crevette à dos de cheval lorsque la mer était assez basse, qu’il pêchait le thon sur un senneur de belle taille et qu’il avait toute la vie devant lui. Mais plus personne ne s’en souvient aujourd’hui, pas même lui, le plus souvent, imbibé en permanence par tout cet alcool qui lui bouffe le cerveau, le foie et ce qu’il lui reste de dignité. Altérant au passage son sens de l’équilibre, même si ne s’agit pas là de son plus gros problème. Rares sont les fins de journée où le « Capitaine Haddock » ne finit pas étendu sur le sol à jurer comme un damné dans un langage probablement moins imagé que l’ami de Tintin mais avec aussi peu d’équivoque. Et encore, par chance, cette fois-ci, il n’est pas tombé dans l’eau du port irisée d’hydrocarbures. Ça fait longtemps qu’elle est partie, ça fait longtemps qu’il a perdu son chalutier au craps, ça fait longtemps qu’il n’est plus grand chose d’autre qu’un sac à vin, rhum, whisky, pastis et autres substances dégénératives. Ça fait longtemps qu’il n’est plus tout à fait un homme. Même si, quelque part, son coeur bat encore.
Quant au « César » de circonstance, c’est juste un dealer d’alcool qui pousse son cocorico de temps à autres. Né à l’Estaque, de ces quartiers de Marseille qui font passer l’une des plus grandes villes de l’hexagone pour un village isolé, il chante sa terre abandonnée. Comme un bluesman, mais sans la guitare ni le rythme, juste avec la gouaille et le timbre de voix d’un chanteur d’opérette en train d’agoniser. Léopold, c’est son vrai nom, aime la mer, les marins et ses deux gamins, Paul et Henriette. Paul est mécanicien sur le « Jules Verne », le paquebot amarré de l’autre côté du port. Par chance, ce jour, il fait escale chez lui mais son temps libre, il préfère le passer auprès de sa douce Juliette plutôt qu’à supporter les vocalises paternelles dans le tripot qui lui sert d’affaire. Quant à Henriette, elle n’était pas loin de son père quand celui-ci a poussé sa gueulante. Quelques mètres, quelques tables plus loin, un plateau posé sur la main en train de débarrasser une table avant d’y passer un coup de chiffon humide. Henriette n’a jamais vraiment quitté son père, un peu rassurée par l’idée que vivre seuls à deux, c’est mieux que vivre seule toute seule. Un choix par défaut, un choix par paresse, un choix par lâcheté. Rien ne pourrait la séparer de ses livres où elle plonge aussitôt que le dernier poivrot a vidé son verre. Des livres de montagne, des livres plein d’air et de liberté, des livres d’ailleurs qui la transportent plus loin que le plus attentionné des amants, que le plus riche des capitaines de navire, que le plus inventif des rêveurs. Alors Henriette a laissé à d’autres le soin de lui raconter sa propre histoire.
Mais lui, qui s’avance à grandes enjambées dans les entrailles du port, il ne voit pas tout ça. Il ne sait rien de ces bribes d’histoires tissées autour de lui. Il ne sait pas que ce vieux marin filiforme qui boîte, aux allures de Capitaine Achab obsédé par sa Moby Dick n’est autre que Félix, renversé par un chauffard ivre il y a quelques années, ce qui lui a valu une hanche en plastique. Il ne sait pas que son Corto Maltese se prend effectivement pour Corto Maltese mais qu’il est surtout un grand malade qui souffre de paranoïa. Sous l’apparence du héros d’Hugo Pratt, Jean-Pierre se cache des autres qui lui en veulent d’être si intelligent, d’avoir si bien réussi sa vie, ceux-là même qui veulent lui voler son yawl hérité de son pote Corto mais dont il a oublié l’endroit où il est amarré.
Il ne sait pas non plus qu’un pêcheur, celui qui possède le fileyeur au bout de la panne numéro 3, est l’oncle d’Henriette, le demi-frère de sa mère. Victor ne le sait même pas, lui non plus. Naissance honteuse, naissance cachée, naissance tue.
Il ne sait pas que derrière les fenêtres qui donnent sur le port d’innombrables histoires sont tissées, parfois avec les mêmes fils, avec les mêmes brins, pour former une même toile.
Il ne sait pas que les pavés du quai qu’il est en train de quitter savent tout du passé mais connaissent aussi l’avenir. Son avenir.
Bonne idée le rappel de l’épisode précédent !
Merci. Je regarde trop de séries télévisées sans doute.
Lui, Il ne voit pas tout ça oui, mais en lisant ce texte, on se sent vraiment dans les entrailles du port….
Merci du compliment.
Très bienvenu ce « rappel de l’épisode précédent », scènes très vivantes et brillantes, ça sent l’alcool, la lavette humide qui passe sur le zinc, le poisson et on entend bruire les fils de toutes les histoires à venir…
J’aimerais bien entendre plus distinctement les histoires à venir. Merci.