La vitesse est bonne. Juste assez pour étaler la chaîne sur le fond de sable. Elle jette l’ancre dans l’eau calme et se recule. Pas de pied ou de main sur le mouillage qui file, elle connaît le danger. Elle a rejoint le cockpit pour accompagner à la barre le demi-tour du bateau quand il sera stoppé dans sa course par les frottements du mouillage sur le fond. Une fois à l’arrêt, reste à affaler la dernière voile, la ferler sans trop la ranger pour qu’elle puisse remonter le plus rapidement possible en cas de besoin mais sans pouvoir prendre le vent et faire du bruit cette nuit. Le résultat la fait sourire, elle repense au rôti savamment ficelé des repas de famille. La météo n’annonce rien de particulier mais on ne sait jamais. Ici aussi la prudence. Et un peu les habitudes. Le jour commence à tomber et avec lui l’humidité s’installe, se pose partout en pluie de cendres poisseuses. Le coucher de soleil n’a rien de spectaculaire, pas de rougeurs ni d’orangés, pas de nuages pour donner du relief au ciel uni qui passe du bleu au noir en se donnant à peine le temps du sombre. Il y aura des étoiles cette nuit. Elle a enfilé sa grosse veste, celle avec le col qui remonte bien haut pour y blottir la tête. Elle mange dehors, pain un peu sec, un bout de fromage, une bouteille d’eau. Et un verre de whisky. Juste un verre, pas la bouteille. Pas besoin de lumière, la lune sera pleine dans quelques jours, elle est déjà là. Dommage pour les étoiles d’ailleurs, ce sera mieux vers la fin de la nuit, mais pas sûr qu’elle ait le courage de se lever plus tôt. Pour l’instant, elle guette les phares qui s’allument, compte les éclats et les secondes. Elle se sourit à elle-même, elle n’a pas oublié, elle les reconnait tous. Chausey le premier. Elle repose son verre sur le banc en alu recouvert de lattes en bois patinées par les fonds de cirés et régulièrement décapées par l’eau salée. C’est poli et doux au toucher. Du bois, comme dans la forêt qui commence à gauche de la baie et vient presque jusqu’à la mer. Elle est assise d’un côté et a calé ses pieds sur le banc d’en face. Elle surveille le paysage. Tant que ses repères restent alignés, c’est que le bateau ne bouge pas. Bientôt la pleine mer, la renverse de courant. Elle surveille. Le château d’eau au fond et le pignon de la maison mangé de vigne vierge avec la grande porte vitrée qui ne donne sur aucun balcon. Cette porte du premier étage qu’on ne peut pas ouvrir mais qui ouvre une vue immense sur la mer depuis le grand canapé noir installé en face. Avec la fin du jour la vitre reflète la lumière rasante. Pour arriver à la maison elle sait le chemin dans les dunes, le sable sec qui retient chacun de vos pas en laissant juste un creux en guise d’empreinte. Plus haut entre les ronces et les fougères, ça sent l’humus quand il pleut et ça a le goût sucré et un peu âpre des mûres en été. Passée la chicane en bois qui ne permet l’accès qu’aux piétons, le chemin est plus large, plus solide que le sable de la dune. De quoi garer une voiture plaquée contre la haie toujours bien taillée mais faite du mélange des arbres qui ont bien voulu pousser là et accueillir les rosiers. Au bout de la haie, les deux solides poteaux et la porte bleue marine découpée en forme de vague avec le trou sur le côté pour y passer un antivol de vélo, changé régulièrement à cause de la rouille. La dernière fois elle était rose. Le code n’a pas dû changer. Passé le portail on est dans le jardin. La grande terrasse avec la longue table et ses chaises, le petit bout de potager ou jamais rien d’autre que les artichauts n’a dépassé le stade du maigrichon. Entre les deux hautes fenêtres menacées elles aussi par la vigne vierge, la porte, avec sa large vitre pour la lumière et pour être autant dedans que dehors. La porte est toujours ouverte ou la clé est sous le deuxième pot de fleur à gauche, celui avec les feuilles marrons d’un ancien fraisier. On entre face au poêle. À droite la plante verte qui veille sur la table basse et quelques fauteuils fatigués. À gauche la cuisine où on s’accoude sur le fin comptoir surmonté d’une planche sombre pour pouvoir poser son verre et discuter avec celui ou celle qui découpe les légumes ou qui gratte les moules ramassées sur les cailloux de la pointe qui termine la baie.
Une dernière gorgée pour finir son verre de whisky, tourbe mais pas trop, de la place encore pour l´iode et la chaleur du sherry. L’Écosse des îles. La vaisselle est vite faite, le verre rincé à l’eau de mer, elle est fatiguée, elle va se blottir dans les odeurs familières de son duvet, bien calé dans la couchette cercueil côté table cartes. Cette nuit elle va peut-être se lever pour profiter des étoiles. On verra.
Ce texte siffle le départ pour moi. Merci Juliette. (Et cette technique de vaisselle !)
Bon départ alors ! Quand à la vaisselle, testée et approuvée, mais plutôt valable pour le Duralex que pour le cristal 😉
veux la connaître cette maison avec la mer immense au delà du jardin et tout le reste (et veux mais pas là tout de suite, pas ici, cette veste aussi… au fond voudrais bien être dans ses parages
Une petite photo pour aider ? Je dois avoir ça en stock 😉
Quelle surprise ! Revivre dans mon corps avec tes mots portant le jeter l’ancre, tout ça tapi et que je croyais oublié. C’est envoûtant ton texte, ta description des lieux de la maison depuis le bateau. Grand merci, Juliette.
Merci Anne ! J’avais un peu peur que l’accumulation des pronoms (j’ai changé les « il » en « elle » mais la construction reste) ne fonctionnent pas… Mais apparemment, si !