Trains en gare files de wagons rangées de fenêtres où se penchent les voyageurs suites d’images brouillées par la vitesse la vie défile les jours se traversent comme le paysage et la nuit veilleur où en est la nuit la nuit dense la nuit profonde quand le voyage doit durer jusqu’au bout de la nuit et que de faibles lueurs renseignent le guetteur sur l’arrivée du jour fermer les yeux voir en soi des soleils se laisser emporter par le souffle de la locomotive toute puissante sursauter à chaque coup de sifflet déchirant au moment d’une arrivée en gare où en est le voyage est-ce ici qu’il faut descendre le paysage défile mais le voyageur ignore où il se trouve peut-être ici mais peut-être là comment savoir à qui demander à quel contrôleur à quel cinéaste qui est l’auteur du scénario les fenêtres du wagon se suivent comme sur la pellicule d’un film le voyageur se voit en négatif sans doute au terminus dans une grande salle de projection sans doute a-t-on le droit de visionner la totalité du film en technicolor et en trois dimensions et des scènes de vie éparses sans lien entre elles sont alors restituées peut-être même restaurées comme on le dit d’une pellicule abîmée des scènes ratées du passé se trouveraient ainsi remplacées par des scènes réussies le voyageur rêve le voyageur revoit les moments de sa vie mis en scène comme dans un film il se voit acteur sur un grand écran blanc qui se barbouille de lumière derrière les projecteurs derrière une fenêtre derrière les rideaux d’une fenêtre il regarde tomber la pluie ou la neige il est dans une chambre ou dans un grenier il ne fait que regarder lui l’acteur du film il regarde comme un simple spectateur sans doute est-ce la raison d’être de sa vie regarder contempler consigner à défaut de co-signer le scénario n’est pas de lui tout au plus essaie-t-il de changer une virgule une image un son le regard qui le relie aux gens aux choses est sans doute le fil directeur de sa vie aussi loin qu’il se souvienne les souvenirs apparaissent toujours à travers une vitre son regard traverse les vitres comme pour atteindre un point obscur à travers déjà les vitres de l’étroite fenêtre de la petite maison de briques qui abritait son enfance à travers aussi les lucarnes des chambres meublées de sa première vie d’adulte il n’a pas cessé de contempler la nuit le front collé aux carreaux de suivre des yeux la cavalcade des nuages éclairés par la lune se demandant alors qu’il n’en était qu’à l’aube de sa vie si la fin de la nuit si la fin du voyage était pour bientôt il se souvient qu’il rêvait de trains en gare ou de voyages en train il s’agissait peut-être de cauchemars de l’autre côté de la vitre ou de la vie une silhouette qu’il reconnaissait être la sienne était condamnée à une immobilité perpétuelle de voyageur éternel debout dans le couloir d’un wagon ou assis sur une banquette séparé de la nuit par l’écran d’une vitre qui projetait le reflet de son visage dans la nuit la nuit la nuit la nuit
Abandon du corps couché sur le côté droit le regard ne recherche et ne fuit rien le regard regarde il suit des lignes des formes et des couleurs l’espace est immense dans les limites du cadre étroit que la posture du corps impose au regard ici c’est le rêve au sommet d’une maison le corps est couché dans un grenier minuscule sous l’arête du toit le regard va et vient le long d’une partie de la poutre brune qui soutient le toit elle est veinée craquelée solide le corps immobile prend sa solidité désire lui ressembler les pentes du toit ont des allures de tente une chute de neige a forcé de bivouaquer le sommet du K2 n’est pas loin le corps s’y propulsera ou plongera dans le vide tout à l’heure maintenant sous le toit du monde il suffit de le penser en laissant le regard errer à travers l’immensité contenue dans le cadre étroit de la lucarne la poutre brune a pris l’importance d’une clé de voûte par la lucarne le regard aperçoit la nuit sous la voûte du ciel l’une des deux parties vitrées de la lucarne a glissé dans l’encadrement de zinc le corps désire conserver son immobilité de plomb il frissonne comme l’eau ridée d’un lac à cause du filet d’air frais qui s’infiltre par la faille de la lucarne des alvéoles claires tachent le plancher sombre du grenier à la base du morceau de vitre qui s’est déplacé une érosion a commencé…
Je ne suis pas dans le présent, je n’ai jamais eu de présence, je suis un personnage de rêve, je mène une vie de rêve, je rêve ma vie et je vis mes rêves, je confonds le jour et la nuit, je ne sais pas si je dors, parfois je sors, je sors d’une rêverie pour entrer dans un rêve, je suis souvent dans la lune, j’aime m’évader, le rêve est une fenêtre, on ne peut pas interdire le rêve, je rêve comme je respire, on ne peut pas m’interdire de respirer, il faudrait que j’expire, si je ne rêvais plus je serais morte, je ne suis pas présente au présent mais je ne suis pas morte, je rêve parce que je vis, mes rêves sont vivants, le réel est souvent décevant, mes rêves sont plus réels que le réel, je suis moi-même irréelle, je ne vis pas au réel présent mais au présent absent, je me dissous dans le temps, ma vie est dissolue, je voudrais bien l’absolution, la recomposition, la fabrication d’un livre qui relierait les fragments, je voudrais savoir lire, avoir un sixième sens, passer de l’autre côté du miroir, imaginer des merveilles, les écrire, les dessiner, m’amuser, oublier le monde tel qu’il ne me va pas, recréer l’Univers comme il me plairait, je sais que je suis née puisque j’existe mais la naissance est un grand moment d’absence, la mort non plus on ne s’en souvient pas, entre les deux la vie passe comme dans un rêve, je suis présente à la vie de mes rêves, je vis au présent dans mon rêve, je suis active et je fais tout ce que je veux dans mon rêve, le rêve est une occupation sans limite, le rêve est un élan qui s’étend à l’infini comme le ciel ou la mer, je me laisse absorber indéfiniment par la contemplation des nuages ou des vagues, mes yeux sont rivés sur l’horizon de mes rêves, le temps de mes rêves ne se conjugue ni au présent, ni au passé, ni au futur, je rêve dans une sorte de présent perpétuel, ce n’est pas une punition mais un état très agréable, le réel est punitif, les activités obligées de la vie quotidienne je les accomplis en rêvant, je m’abstrais du réel autant que je le peux, la vraie vie est ailleurs, ma vie, ma vie n’est pas à l’endroit où l’on me voit, les gens ignorent tout de moi, ils croient parfois me tenir entre leurs mains mais ils n’ont que du sable entre les doigts, je fuis le réel, je m’échappe, je m’évade, je ne supporte pas la prison du réel, je suis une rebelle perpétuelle, je lutte aussi contre moi-même, je voudrais me fondre dans le paysage mais ses angles sont coupants, je voudrais m’en tenir à mes rêves mais les cauchemars me rattrapent, je voudrais avoir la paix mais on me déclare la guerre, je ne sais pas me défendre mais on me tient en joue, je fais un pas de côté mais je me tords le pied, je suis née mais je vais mourir, je n’aime pas la solitude mais je suis seule, je n’aime pas me battre mais je milite, je voudrais dormir mais je suis toujours en éveil, je voudrais…
Mes pas résonnent sur les pavés luisants de pluie, reflets des réverbères, lueurs étranges, feux follets allumés dans la chambre noire de la mémoire, bribes de souvenirs, la vie s’apprend dans les rues de la ville, le nez en l’air mais l’horizon n’est pas vaste, le regard est sans cesse ramené au ras du sol, des mondes se côtoient, silhouettes qui se frôlent sur les trottoirs, glissement des voitures, chuintement des roues de bicyclettes, éclaboussures, l’eau des caniveaux glougloute le long de la bordure qui sépare le trottoir de la chaussée, noirceur de l’asphalte, surface argentée d’une flaque étalée comme un lac, profondeur vertigineuse des soubassements de la ville, facéties lumineuses des enseignes commerciales, on dirait qu’elles lancent des clins d’œil, les gouttes de pluie s’élargissent en tombant sur le sol, le pied dérape sur une pierre bleue, carrée, ou sur une plaque d’égout toute ronde, les initiales – GDF (Gaz de France) – ou les motifs géométriques gravés à la surface en font des énigmes à déchiffrer, le monde est à découvrir, des flots de sensations submergent la conscience…
J’ai six ans. Je ne connais pas bien ma grand-mère, je ne l’ai pas vue souvent. Elle nous a invités dans la maison de sa sœur aînée où elle habite depuis la mort de mon grand-père. Par la fenêtre ouverte, pendant le repas, j’écoute le doux frémissement des frondaisons. L’après-midi, les enfants filent dehors. Ivresse de se déployer dans les bois et dans les champs qui s’étendent à perte de vue! Les feuillages agités par la brise murmurent les secrets de l’Univers… Ma grand-mère est heureuse d’être revenue vivre dans son village natal, qu’elle avait dû fuir pendant la première guerre mondiale. Mais sa sœur meurt quelques mois plus tard. De nouveau sans domicile, elle se résoud à déménager chez nous, dans notre toute petite maison. Quand je vais la voir après l’école, je lis dans ses yeux la tristesse de ce nouvel exil. Je partage sa nostalgie en pensant aux vastes étendues de son enfance auxquelles le vent d’été avait donné son tempo léger. Sur un meuble de sa chambre trône le gros cylindre de cuivre que j’avais vu couvert d’une canopée de fleurs des champs dans la maison de la défunte. C’est une douille d’obus sur laquelle mon grand-père avait sculpté des ornements décoratifs… La terre molle sur les chemins de traverse, l’herbe fraîche sur la pente d’un talus, la gaieté colorée des petites fleurs sauvages éparpillées dans les champs, la légèreté de l’air en accord avec le coeur innocent, la rêverie d’un enfant, et puis des pas gluants dans la boue, un sol gorgé de larmes alimentées par un chagrin, une douleur infinie… J’aimais les récits de ma grand-mère quand elle évoquait le temps heureux de sa jeunesse; je connaissais la suite de sa vie par ma mère, elle se souvenait des pleurs de mon grand-père quand l’armée allemande était entrée à Lille en 1940… Ce bruit au loin, comme un roulement de tambour ou le grondement d’un orage, il l’a identifié et se sent envahi par un immense désespoir… tout ça pour ça, toutes ces souffrances endurées pour que plus jamais ça, et cela qui recommençait! le bruit sourd et régulier s’amplifiait, montait de la chaussée, lancinant et puissant, le bruit de mille pas qui martelaient le sol comme la foule des carnavals de son enfance, rassemblée en rangs serrés et virevoltant avec des mouvements de vagues!… il entendait enfler le mugissement de la houle et retenait son souffle, commençait à distinguer le moutonnement des colonnes de soldats qui battaient le pavé en entrant dans la ville, aurait voulu disparaître sous terre auprès de ses camarades de combat ensevelis dans les tranchées, mais le bruit des bottes se rapprochait, le sol vibrait au rythme du pas de l’oie… Nul besoin de paroles, le corps vieilli de ma grand-mère, ses cheveux blancs, ses rides, ses mains noueuses, m’enseignaient le temps qui passe, et son air triste la gravité de l’existence… Quand j’entrais chez elle (la chambre où mes parents l’avaient installée accueillait en plus de son lit une cuisinière à charbon, une table, quelques chaises et un buffet de salle à manger auxquels elle tenait plus que tout), je la trouvais toujours assise près de la fenêtre, et je surprenais sur son visage, avant qu’elle ne se recompose une physionomie normale, une sorte de masque derrière lequel elle donnait l’impression d’avoir disparu… Elle regardait par la fenêtre comme on regarde défiler le paysage dans un autobus ou dans un train, les yeux dans le vague, perdus dans son paysage mental, et restait ainsi sans bouger pendant des heures… Il m’arrivait aussi de regarder le film de ma vie sur un écran de cinéma intérieur, mais il ne durait jamais aussi longtemps… Un jour, peut-être, quand je serais aussi vieille qu’elle, une autre petite fille m’observerait ainsi, en essayant de déchiffrer l’énigme de la vie…
Fragilité du bâtonnet friable, cassable, tenu entre le pouce et l’index en prolongement des doigts, comme un crayon, un stylo ou un pinceau, pour extérioriser la pensée et le désir d’exprimer le monde, les couleurs du monde, l’éclat du monde, la beauté du monde, le premier matin du monde, les fragilités du monde, les petites constructions humaines blotties dans les interstices du monde, l’immense du monde et son mystère insondable, ses sources de lumière et ses zones obscures, la neige éternelle au sommet des montagnes, le surgissement infini des vagues de l’océan, les vastes prairies, les nuages dans le ciel, les moindres variations de la lumière reproduites par la fine poussière crayeuse des bâtonnets de pastel… A la source de l’enfance, les premières craies du tableau noir, blanches ou de couleur, les doigts qui dessinent des formes ou tracent des lignes d’écriture en tapotant le support rigide, l’éponge qui efface, les frises de lettres tracées au crayon de bois sur les pages du premier cahier, mots initiaux, premiers pas de l’écriture, le moi se découvre agissant sur le monde en écrivant-dessinant, couple indissociable de l’écriture-dessin, magie de la phrase ou de l’image se faisant-défaisant, puissance des mots et des couleurs qui re-créent le monde, émotion première de l’enfant émerveillé qui ressaisit l’adulte… Le dessin ou le texte en devenir suspendu dans le vide d’une page blanche ou d’un support monochrome se couvre peu à peu d’assemblages de lettres ou de poussière colorée, un nouveau monde est en gestation, des étoiles, des planètes et des soleils prennent forme, un vent intersidéral fait valser la poussière, du chaos émerge des alliances inattendues dévoilées par la danse d’un simple bâtonnet tenu au bout des doigts…
Le camion de déménagement est arrivé chez nous la veille du référendum sur la Constitution de la cinquième République. L’école ne reprenait que le premier octobre. Pendant les vacances, j’avais aidé mon père à transformer le grenier en chambre pour que mes parents puissent dormir dans celle que j’occupais avec mon frère et laisser la leur, plus grande, à ma grand-mère. J’étais impatiente de l’accueillir mais elle n’était pas dans le camion, elle avait pris l’autobus. Dès que je l’ai vue arriver à pied au bout de la rue, je suis allée à sa rencontre. Elle avait les yeux rouges et se demandait si ses meubles étaient arrivés en bon état. Le lendemain, elle a préféré ne pas nous accompagner au bureau de vote puisqu’elle n’était pas encore inscrite dans les registres. Elle a poursuivi son installation. Elle poussait souvent des soupirs et prononçait parfois des mots flamands que je ne comprenais pas. Elle a continué de vieillir et moi de grandir… Dix ans plus tard, le 27 septembre 1968, je suis allée voir 2001, l’Odyssée de l’espace. Je n’étais pas loin de me considérer moi-même comme une extra-terrestre, décalée en tout… Mais j’avais dix-sept ans, je n’avais pas l’âge des Grands Anciens, et j’espérais que d’ici 2001, je serais satisfaite de ma vie, ce qui avait été le cas le 27 septembre 1977 au moment de la naissance de mon premier enfant, j’étais optimiste et pleine d’enthousiasme!… Je ne sais plus ce que je faisais le 27 septembre 1983, mais ce jour-là, Richard Stallman lance le projet GNU – GNU’s Not UNIX – auprès de la communauté hacker pour développer un système d’exploitation et des logiciels libres, et je me souviens que cette année-là, j’ai commencé à balbutier mes premiers textes sur un clavier d’ordinateur. Le 27 septembre 1998, date de naissance choisie par Google pour fêter l’anniversaire de sa création, j’écris les premiers mots d’un texte qui sera publié en février 2001, et le web m’aidera à connaître d’autres auteur-es/lecteurs, lectrices. Beaucoup plus tard, au cours d’une promenade sur une plage du littoral de la Manche, j’éprouve le besoin de dessiner la mer, et le 27 septembre 2013, j’achète des bâtonnets de pastel. Le même jour, je retrouve dans un tiroir quelques très vieux dessins que j’avais faits dans les années soixante… En septembre 1964, peut-être bien le 27 car c’était peu de temps après la rentrée des classes qui avait eu lieu le 16, je me souviens de ma perplexité devant le sujet de rédaction : « Comment imaginez-vous l’an 2000? »… Une sorte d’effroi devant le cours du temps qui se dévide me saisit aujourd’hui, 27 septembre 2019, à la pensée que le 27 septembre 2000, huit mois pourtant avant la date fatidique de mon anniversaire, je me suis trouvée plongée dans une perplexité presque identique à celle que j’avais éprouvée autrefois devant la page blanche, en m’étonnant d’avoir bientôt cinquante ans… Je n’avais rien maîtrisé, sauf la naissance de mes enfants, mais j’observais quelques constantes au cours de ces cinq décennies de ma vie, dont une sensibilité très forte aux questions sociales et environnementales. Enfant, quand j’accompagnais mon frère pour l’aider à ramasser des douilles qu’il échangeait avec d’autres bouts de ferraille contre de la menue monnaie pour acheter des bonbons, le sol grouillait de vers de terre… leur disparition, selon Hubert Reeves, est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces! En écrivant ces lignes, je participe de loin, grâce aux réseaux sociaux, à l’énorme manifestation qui se déroule à Montréal pour clore la semaine de grève générale et mondiale qui a été organisée, du 20 au 27 septembre, dans le sillage de Greta Thunberg, pour que cesse l’inaction des responsables politiques contre le dérèglement climatique…
Terre sèche, terre aride, terre brûlée, terre épuisée, terre hostile, terre hors sol, terre abattue, terre hébétée, terre sans nom, terre sans ressources, terre sans vivants, terre sans oiseaux, sans poissons, sans animaux, sans pinsons, sans oisillons, sans écureuils, sans chevreuils, sans toi, sans moi, sans nous, sans nos semblables, sans rêves, sans poèmes, sans amour, sans tendresse!… Terre, vue de la lune, entourée de sombres poussières, le ciel endeuillé la pleure, les étoiles sanglotent… Comment le dire? STOP! La Terre ne tourne plus rond, les glaciers fondent, la mer déborde, il fait trop chaud, je perds mon sang-froid STOP! Alerte rouge, ce n’est pas la guerre froide, c’est la guerre chaude STOP! une guerre comme toutes les guerres sur le sol de la Terre, mais elle se livre contre la Terre elle-même STOP! STOP! c’est une histoire de fous, à qui sera le plus fou, le plus irresponsable, le plus coupable, le plus cynique, le plus cupide, le plus égoïste, le plus inhumain, le plus froid, le plus glacial, le plus dur, le plus sourd, le plus aveugle, le plus emmuré, le plus demeuré, le plus délirant, le plus aliéné, le plus déresponsabilisé, le plus… STOP! les vigies s’époumonent, comment vous le dire?… STOP! la Terre est en train de mourir… écoutez le tocsin, la Terre est en feu!… STOP! STOP! STOP!… pause obligée, posture imposée, minute de silence, une pensée – montre en main – pour les naufragés… STOP! pas une seconde de plus! repartez au boulot, à vos occupations, à vos vacances, à vos loisirs, à vos soucis, à vos fins de mois, à votre quotidien difficile, à votre esprit chagrin, à vos séries télévisées, à vos jeux vidéo, à vos malheurs personnels, chacun pour soi STOP! STOP! ne pensez pas, ne pensez plus STOP! STOP! on pense pour vous, on régente votre vie STOP! STOP! on est l’oligarchie des puissants STOP! STOP! la ploutocratie à l’œuvre dans le monde STOP! STOP! le un pour cent (1%) tout puissant STOP! STOP! qui dirige la piétaille des 99% STOP! STOP! de la population mondiale STOP! STOP! la tâche est immense STOP! STOP! il y a tant de vies à briser/protéger STOP! STOP! STOP! STOP! La guerre n’est pas la paix! STOP à la Novlangue, il faut la débrancher! STOP! STOP! STOP! STOP! Extinction – Rébellion! Heureux les marins qui, autrefois, entendaient la vigie crier Terre en vue! et voyaient se dessiner au loin la ligne d’un rivage qui les ramenait à la vie… Heureux les anciens habitants de la planète bleue, devenue si hostile aux vivants!… Heureux les touristes fortunés de l’espace, ils la voient se recouvrir de cendres…
Masses des tours verticales dressées comme de gigantesques stylos dessinant à la surface de la Terre leurs silhouettes de gratte-ciel pointus comme les pics d’une chaîne de montagnes, vision d’aigle, vue panoramique à couper le souffle, la ville ancienne, à la base du quartier d’affaires, est à peine visible sous forme de minuscules parcelles pas plus grosses qu’un pixel… Sous terre, la ville renversée, parkings, métro, tunnels routiers, câbles, tuyaux, salles des machines, béton, turbines de ventilation, sorties de secours, éclairage fantomatique, signaux, flèches, panneaux, feu rouge, feu vert, monde binaire, monde à l’envers, sans air, plat, bas, étriqué, rétréci, sombre, triste, pénitentiaire…
Quelque part dans un vieil immeuble de la ville ancienne, elle parle dans un micro en se regardant sur un écran – dehors dedans – corrige la mise en scène de l’image et du son – trop ceci pas assez cela – ajoute des faisceaux de lumière, une ambiance, du rythme, des percussions – moins fort trop en retrait – déclenche l’enregistrement de la vidéo, la balance sur les réseaux sociaux – qui suis-je où vais-je – la regarde flotter sur les vagues du Web, pour qui de qui vers qui, pourquoi la représentation virtuelle, quelle réalité…
Trajet matinal, réitération, automatismes, les pensées flottent, force de l’habitude, les pieds avancent, bientôt le carrefour et les feux tricolores, le passage piétons, la banque juste en face, petit salut à Rémi, prendre le temps, même si… pressentiment, regard jeté au loin, l’œil décèle un je ne sais quoi, un manque, un vide, une modification imperceptible, un changement non identifié, le malaise fait place à de l’inquiétude, le vide est une absence, Rémi n’est pas visible, Rémi n’est pas là, comme d’habitude, comme tous les matins, au coin de la rue, devant la banque, avec son grand sac et son chien… le regard insiste, aperçoit de drôles de piquets, ne peut les relier à aucune fonction attribuée par l’usage à un piquet, ils sont beaux, brillants, chromés, cylindriques, se tiennent en rangs serrés devant la porte de la banque et le long de sa vitrine, les clients se faufilent en slalomant, Rémi a disparu… Il venait parfois reprendre des forces à la Péniche, répondait vaguement aux questions sans jamais se livrer, donnait des conseils aux autres, leur parlait comme un grand frère, écoutait les récits de Sabrina qui allait de ville en ville à la recherche de son ami, il n’avait plus de famille, il était peut-être en prison, elle avait montré une photo, regardez comme il est beau! il était très jeune, on aurait dit un enfant… versait des larmes avec Youssef qui venait de loin et avait déjà connu la guerre, il avait perdu son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, tout ce qui faisait battre son coeur… entourait de ses bras les épaules de Moussa qui ne parlait plus, ses dessins étaient à feu et à sang, il n’avait pas dix-sept ans… A la moindre alerte, ils frémissaient tous d’inquiétude et disparaissaient souvent de la circulation pendant plusieurs semaines, ne réapparaissaient pas toujours, on n’avait plus jamais de leurs nouvelles…
admiration devant la qualité littéraire, fraternité à plusieurs titres. Je viens de passer 27 minutes 30 dit l’enregistrement (mais avec une voix si cassée et tant de trébuchements que vais le garder pour moi) à lire à haute voix tous ces textes
J’étais en plein doute et me demandais si j’allais continuer… Après ce commentaire, je ne peux que me replonger dans la proposition 10 pour tenter de continuer ! Un grand, grand merci Brigitte! 😊
Tout lu, vu le commentaire de Brigitte. Je confirme. Très beau texte. Merci
Merci à vous ! 🌾