Jour J
Le réveil claironne le nouveau jour. Elle sort un bras nu de sous les draps blancs, tâtonne en aveugle dans le noir et arrête cette sonnerie impudente qui ne sait attendre la fin des rêves. Le chat ne bouge pas. Alors elle non plus. Elle se dit qu’on est mardi, qu’il n’y a rien de particulier à faire, que trainer un peu au lit ne peut pas faire mal. Elle aime la perspective de cette journée sans programme et elle commence à en élaborer un, malgré elle. Je vais en profiter pour… et là, la liste devient désespérément trop longue. Elle se tourne pour oublier. Le chat bouge. Elle essaie de l’ignorer. Il vient lui miaulmurer à l’oreille avec beaucoup de malice qu’il est temps de se lever, que oui il y a quelque chose à faire parce-qu’enfin c’est aujourd’hui le jour J
Jour J-1
Elle attend sa fille. Le repas est prêt. Elle sort sur la terrasse, endroit idéal pour voir venir de loin. Elle fait le tour des plantes et coupe les fleurs fanées dégoulinantes d’eau des pélargoniums. La terre est gorgée de pluie. De la mousse commence à se développer sous les bancs verts en bois. Le ciel ne se lasse pas de laver la terre. La terrasse, elle, se végétalise. Combien de jours faudrait-il pour qu’elle soit recouverte d’un épais tapis de mousse ? Elle voit la végétation à l’assaut des bâtiments.
Jour J-2
Elle monte un meuble de cuisine en kit. Une demi-heure, c’est ce qu’indique la notice. Elle met deux heures. Le temps de faire et de défaire et de refaire. Parce qu’elle déchiffre difficilement chacune des étapes et que finalement c’est comme une énigme à résoudre. Elle est patiente. Elle visse, dévisse, emboite, déboite, véritable Pénélope de la bricole. Le temps s’étire, le meuble prend une forme, puis une autre, résiste mais ne rompt point. Un dialogue s’installe, pas toujours très aimable dans lequel le meuble répond souvent par de longs silences. Finalement elle a le dessus, du moins c’est ce qu’elle croit.
Jour j-3
Elle saisit dans le noir du placard, à travers les vêtements qui pendent résignés, la poignée de son cabas à roulette. Elle part faire les courses. Elle la saisit donc et tire. Elle sent comme une résistance. Elle se penche et avance la tête et les épaules dans la penderie pour découvrir où est l’obstacle. Ses yeux commencent à s’habituer à l’obscurité. Il lui semble reconnaitre une paire de chaussures montantes, des bottines bien rangées contre le mur. A côté, des chaussons, des ballerines toute chiffonnées, des escarpins et une paire de bottes en cuir. Flotte une odeur, mélange de cirage et de fragrances de divers parfumeurs. Les sons parviennent assourdis par la profusion de tissus épais qui en amortissent la propagation. Elle ne voit pas ce qui coince et commence à s’énerver. Elle avance davantage, met un pied sur la moquette grise. Un voile lui frôle la joue. Elle se retourne brusquement, perturbée. Un vieux col de fourrure dont une des extrémités n’est autre qu’une tête ricanant de vison se décroche d’un porte-manteau. Elle lance un juron en reculant et tire sans précautions son cabas qui cette fois se laisse emporter.
Jour j-4
Elle se souvient qu’elle était en train de boire un petit rosé bien frais. Il faisait chaud et il était aux environs de dix-neuf heures. Elle était sur la terrasse, le chat à ses côtés. Non, en réalité le chat n’était pas encore là. Il est arrivé dès qu’il a entendu les premiers roulements de tonnerre. Ils étaient assez discrets, lointains. Elle se rappelle s’être fait la réflexion que… bonne idée, ça allait faire du bien, rafraîchir l’atmosphère. Les tilleuls ont commencé à s’agiter et l’eau de la fontaine à se disperser en suivant le vent tournant. Elle se sentait à l’abri sous le balcon du voisin. Le chat s’était installé sur ses genoux. Il semblait inquiet. Le ciel s’est noirci très rapidement. Là, elle n’est plus très sûre du déroulement des événements. Sans doute que c’est à ce moment-là qu’elle a vu les gens courir, ou peut-être c’est quand les premières grosses gouttes de pluie se sont écrasées sur le sol. Le fait est qu’il y avait un mouvement inhabituel dans la rue. Il faisait extrêmement sombre. Et soudain un éclair, fulgurance électrique magnifique, maléfique, claquement puissant, injonction des dieux.
Jour j-5
Au-delà de ses acouphènes, il y a des bruits dans l’appartement qui ne sont pas inquiétants. Le tic-tac d’un réveil à l’ancienne, le ronron du réfrigérateur, celui du congélateur plus grave, le voisin qui passe l’aspirateur, les portes qui claquent dans l’immeuble, l’ascenseur qui va et qui vient, la vie quoi ! Ce matin là il y avait ce bruit sourd, lancinant, régulier. Elle avait l’impression qu’il montait des caves. Un frottement ou un ronflement. Elle n’arrivait pas à le déterminer. Immobile elle écoutait quand il s’est transformé en un long soupir avant de s’arrêter.
Jour j-6
Dix-sept heures est l’heure la plus difficile dans la journée. La fatigue s’est accumulée, l’élan créatif s’est tari, le neurone est amorphe. Alors elle va comater devant la télévision en regardant Maigret. Elle connait tous les épisodes par cœur et Bruno Cremer fait partie de ses personnages familiers préférés. Elle s’était écroulée dans le canapé en revenant d’une longue promenade. Comme une automate elle avait saisi la télécommande et lancé la chaine. L’image était apparue avec Maigret en gros plan, la pipe dans une main et l’autre main sur la poignée d’une porte qu’il était en train d’ouvrir. Au moment de voir ce qu’il y avait derrière la porte, plus rien, écran noir. Elle était trop fatiguée pour réagir. Depuis le matin plusieurs incidents de ce genre s’étaient produits.
Codicille : pas un journal mais un compte à rebours, avec chaque jour une anecdote effectivement piochée dans mon quotidien. La difficulté a été de distiller la possibilité du fantastique. D’autre part, je n’ai pas tenu un fil conducteur d’un jour à l’autre mais c’est une idée qui me plait bien… à voir
Un univers très sympathique, presque english east coast… on ressent en filigrane les prémisses d’une enquête … comme lorsqu’on se déporte de sa propre vie pour devenir étrangement un personnage de roman… Merci Claudine !