On ne fermait pas les volets quand on dormait au chalet. Il n’y avait peut-être pas de volets. Je ne sais plus. Sur la photo, on voit trois enfants sur le banc du petit déjeuner – Hugo, Frédéric et peut-être que le troisième c’était moi ou Carine ou Sabine ou Lucas, je ne sais plus – je l’ai vue avant-hier pourtant cette photo, dans l’album de bébé à qui ? Misère de la mémoire. Nommer ce qu’on en sait encore : c’était le chalet de Grandvillars, au pied du Vanil Noir. Il appartenait à la tante Thérèse, la sœur de grand-maman, Thérèse Borcard, née Tinguely. On passait trois jours au chalet et on avait l’impression que c’était trois semaines.
Je reviendrai à
Il s’agirait de revenir pour de vrai sur les vrais lieux, de filmer, de prendre des photos, de décrire ce qu’il reste de. Je reviendrai au chalet et l’idée me serait venue de revenir partout ailleurs sur l’autoroute entre Fribourg et Berne. Je reviendrai à. La liste s’étofferait vite. Je reviendrai à Villarey, je reviendrai au Canal, je reviendrai à la tour de Montagny, je reviendrai sur les lieux de l’enfance puis sur d’autres lieux plus récents, je reviendrai à Frauenfeld – il faudra m’y préparer – je reviendrai à Miséricorde, je reviendrai à l’EPC – la liste s’élargira, je sortirai de Suisse – je reviendrai à Montigny-le-Bretonneux chez la tante Georgette pour éclaircir cette histoire de soutien-gorge, je reviendrai camper sur une plage près d’Ostende, je reviendrai boire de l’absinthe dans une discothèque à Prague, je reviendrai observer l’éclipse à Vienne avec le garçon d’ascenseur, je reviendrai bronzer à Narbonne-Plage avec le général Echo, je reviendrai m’assoir sur le canapé de la tueuse en Ecosse – it’s time to die – et j’irai toujours plus loin dans l’espace et dans le temps, je reviendrai à la Grande Canarie me soûler sur la Playa des Inglés, je reviendrai à Polokwane chanter Méli-Mélo, je reviendrai à Kunming chanter Fleur de Jasmin, je reviendrai – j’aurai de la peine à y revenir mais il faudra bien – je reviendrai – il sera difficile de revenir partout – je reviendrai – la chanson m’aidera – je reviendrai à Montréal chanter que je suis un gars bien ordinaire mais le problème ce ne sera pas de revenir à Montréal, le problème ce sera de revenir de Montréal, le problème ce sera de reprendre l’avion pour revenir ici et le problème ce sera de me souvenir de tout cela puis le problème ce sera de revenir à Majorque puis ce sera de revenir au Blues Bar à Montagny-la-Ville puis ce sera de revenir aux Arbognes et de revenir pour finir là où tout disparaît. Il y aura beaucoup de mélancolie dans ces allers-retours. Au Canal, il n’y a plus de cascade. À Villarey, les paysans se font la gueule depuis des lustres. À Montagny-la-Ville, le Blues Bar est fermé. Peut-être ces retours ne seront-ils qu’imaginaires et peut-être que cela vaudrait mieux ainsi.
Famille nombreuse
Pique-nique des Fragnière, bénichon, Noël, noces de diamant, baptêmes et communions, repas en tintamarre, grandes tables hurlantes, il faudrait revenir à l’atterrissage en parapente de l’oncle Raymond – et toujours l’histoire du soutien-gorge de la tante Georgette à éclaircir – puis à travers la ronde des prénoms raconter la famille nombreuse depuis la rencontre des grands-parents au bal à Courtion, le grand-père sur son vélo qui ramène la grand-mère à Cutterwil – je reviendrai à Cutterwill, ne pas oublier Cutterwill – et ce que racontait l’oncle Paul, qui était le mari de la sœur du grand-père et qui était le cousin de l’autre grand-père, à propos de la barre du vélo – l’oncle Paul porte-drapeau de la Lyre Ouvrière de Fribourg et conducteur de bus aux TPF qui disait que quand on est vieux on devient raide de partout sauf où il faut – ça tournerait vite, cette histoire de famille nombreuse, au brouhaha, au tumulte, au bruit et à la fureur, tant quand on est neuf enfants il faut parler fort pour se faire entendre, et il faudrait remonter plus loin encore chez les Tinguely de Cutterwill, jusqu’à l’arrière-arrière-grand-père Pius qui était si radin – l’oncle Marcel, conducteur de locomotives aux CFF, raconte que dans une chapelle un employé du vieux Pius avait demandé au Christ en croix si lui aussi, si maigrichon, il était domestique de campagne chez Tinguely et il raconte aussi, l’oncle Marcel, l’histoire de ce type qu’on a retrouvé gelé dans une cabane qui servait de toilettes à Nierlet-les-Bois – revenir aussi à Nierlet-les-Bois, essentiel de revenir à Nierlet-les-Bois – mais il y aurait surtout le grand-père et le nom des domaines et les chants de l’abbé et sa sœur qui était sœur, la tante Canisia je crois – la difficulté, ce sera de ne pas tout mélanger, parce que dans les familles nombreuses, c’est le sport national que de savoir dire qui est marié à qui et qui est le frère la sœur le fils le père la belle-mère le cousin de qui et attention à l’imper c’est ta famille tu dois la connaître ça se fait pas de se mélanger les oncles et les tantes et les cousins – il y aura donc le grand-père et la grand-mère et les neuf enfants mais on racontera cela dans le désordre, l’histoire de la tante Georgette – celle du soutien-gorge – qui détournera du droit chemin un séminariste franco-italien en mission au Cameroun, celle de l’oncle Jean-Pierre qui parle très fort et celle de l’entraîneur de foot, celle aussi de la fille qui n’a qu’un bras et qui épate tout le monde – il faudrait suggérer avec fierté que c’est ma maman – et puis cela déborderait jusqu’aux petits-enfants, la cousine du jeu des gargouilles et celle qui chante faux et celui qui se faisait appeler DJ PsychoPat et le jongleur – c’est le fils du parapentiste – et aussi Florian – il y a tant à dire sur Florian – et aussi les pièces rapportées, l’oncle Roberto – c’est le séminariste – et Ninet et Vérène et Suzanna – c’est l’épouse du parapentiste, une Bernoise qu’il a rencontrée en Australie – et les pièces rapportées des plus jeunes – Yves des bois, David qui pète et la copine à Olivier comment est-ce qu’elle s’appelle déjà ? – et les encore plus jeunes pour se demander qui est enceinte parce que dans les familles nombreuses il y a toujours quelqu’un d’enceinte quand c’est pas plusieurs mais là je vois pas, la cousine qui chante faux a déjà accouché et sa sœur tarde à se marier, et puis il faudrait citer les arrière-petits-enfants avec des noms qu’on ne sait pas trop comment prononcer et la discussion à table qui repart de plus belle – ils peuvent pas leur donner des noms normaux – et le grand-père tout fier qui dit qu’il a vingt-cinq petits-enfants et on essaie de compter pour voir s’il débloque pas trop, le vieux, et on compte : trois chez la tante Georgette, deux à Bussy, trois à Mézières, six – de ça aussi on est fier – chez la fille qui n’a qu’un bras, trois chez l’oncle Jean-Pierre qui parle très fort, trois chez le conducteur de locomotive, deux chez le parapentiste, trois chez l’entraîneur de foot, si je calcule bien, 3 + 2 + 3 + 6 + 3 + 2 + 3 on arrive à 22, il a toujours eu tendance à exagérer, le grand-père, et l’oncle Marc qui bosse à la poste est resté célibataire et de toute façon à partir d’un certain nombre on ne compte plus et cette famille-là donnerait le tournis au lecteur qui n’y comprendrait rien qui est le fils à qui et qui est le copain de la belle-sœur à qui tant et si bien qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Il y aurait aussi un silence, un silence survenu à la fin de l’été 2018, un silence qui jetterait son ombre sur cette famille qu’on avait dépeinte heureuse.
Vaches
On sortirait du chalet et on gravirait le Vanil Noir. Le personnage principal, ce serait la pierre et ce serait le vertige et ce serait le ciel. Ce serait un roman sans humains, un roman avec à peine quelques chamois, un roman montagnard avec des échos de cor des Alpes. Qu’est-ce qu’on y raconterait dans ce roman sans humains ? Les saisons. Ce serait un roman simple. Au début en tout cas. La neige puis le dégel, peut-être des edelweiss et de la pierre, surtout de la pierre, et des vaches. C’est avec les vaches que ça se compliquerait. Il y aurait l’inalpe et la désalpe, des chalets sans habitants avec du bois entassé pour l’hiver, des chaudrons dans lesquels plus personne ne saurait faire cuire le gruyère et il y aurait des vaches qui hurleraient à la mort jusqu’à ce qu’un homme, un seul, le dernier armailli, vienne les traire, et ce serait le seul humain du Vanil Noir, ce serait le dernier montagnard et le dernier paysan, mais ce serait à peine un être humain, ce serait une sorte de fantôme qui parlerait un patois que personne ne comprend plus et qui errerait de chalet en chalet et qui soulagerait les vaches abandonnées, les vaches qui le prendraient pour le bon Dieu, les vaches qui l’invoqueraient avant de vêler et qui l’imploreraient au moment de l’abattage, parce qu’on continuerait à abattre les vaches, très loin, en ville, dans des cages en béton. Des camions sans chauffeur kidnapperaient des vaches au petit matin, des bétaillères sans tracteur les captureraient et les gens des villes qui ignoreraient qu’il existe un lieu nommé montagne mangeraient du bœuf sans savoir ce que c’est que des vaches mais celles-ci un beau jour comprendraient parce que le dernier armailli leur aurait tout expliqué et folles de rage elles envahiraient les villes, elles deviendraient carnivores, elles mangeraient les humains et elles s’installeraient dans les immeubles, dans les bureaux, dans les open-space et dans les administrations et les vaches remplaceraient les hommes qu’elles élèveraient en batterie pour les bouffer en pâtés et en saucisses. Alors le dernier armailli remonterait sur le Vanil Noir. Il y pleurerait avec les pierres, avec la neige, avec le ciel, avec les edelweiss et avec le vertige.
La photo
De retour au chalet bien des années après, les trois enfants de la photo – en vrai ils étaient quatre : Hugo, Frédéric, Lucas et moi – assis sur le même banc à la même place que jadis comme on voit parfois ces adultes qui rejouent les photos de leur enfance, ces quatre-là, Hugo, Frédéric, Lucas et moi, se raconteraient ce qu’ils sont devenus. Hugo tenterait de démêler ses amours tortueuses, Lucas parlerait de musique et de poules, je raconterais des plaisanteries douteuses et Frédéric, que raconterait-il, Frédéric ? Frédéric, c’est celui dont on ne sait plus rien, celui qui vit très loin – Frédéric, c’est le fils de la tante Georgette, la fameuse du soutien-gorge, celle de Montigny-le-Bretonneux – Frédéric, c’est celui qui ne dit rien quand il vient chez nous, rarement. Que raconterait Frédéric ? Il ne raconterait rien. Il serait là mais il ne dirait rien pendant que les trois autres petit à petit ne sauraient plus quoi se dire, qu’Hugo aurait fait le tour de ses ex, que Lucas aurait tout dit à propos de ses poules – il en a quatre, c’est Florian qui leur a baptisées, il y en a une qui s’appelle Moustachue et une autre, la grise, c’est Camion-Poubelle, les deux autres je ne me souviens plus – et que mes witz seraient devenus si plat que même le Vanil Noir aurait disparu sous leur platitude, ce witz-là étant lui-même plus plat que tout. La discussion aurait lieu de nuit. Il y aurait des bruits qui font peur. On se demanderait si on est seuls, s’il n’y a pas quelqu’un dans un coin qui écoute ou un micro planqué sous la table et on aurait de plus en plus peur. Ce serait surtout Frédéric qui nous ferait peur. Il resterait assis là immobile comme sur la photo et il serait identique à la photo et il rajeunirait petit à petit et même redevenu enfant il ne dirait rien et les trois autres pour donner le change boiraient beaucoup, ils boiraient de la Suze du vin rouge du whisky du génépi mais il n’y aurait pas d’ivresse, il y aurait Frédéric de plus en plus inquiétant qui ne dirait rien et moi qui ne trouverais plus la moindre plaisanterie et Lucas la bouche ouverte qui dormirait au bout de la table et Hugo pensif qui écrirait des messages enflammés à sa très chère amie, sans qu’on ait tout à fait pu identifier qui c’était parce qu’on n’y aurait rien compris, à ses amours, et au petit matin on nous amènerait des confitures et on nous demanderait si on a bien dormi. On répondrait oui et Frédéric ne serait plus là.
J’ai beaucoup aimé vos hypothèses (vu également la vidéo sur votre blog). Revenir, reviendrai, retour… Il s’agit surtout de cela en effet.