Attente

Les premiers pas hésitants. D’abord se faire aux lieux, chercher où boire, où, fumer, où pisser. Tout est en place. Regarder ceux qui entrent peu à peu. Habitat mental encore dispersé. Des mecs seuls. Des groupes à peine bruyants pour l’instant. Les paroles sont rares ou quelques éclats de rires, pour paraître. La joie ça se montre sinon aucun intérêt. Les regards les uns aux autres se font plus précis. Chacun pense avoir la tenue adéquate mais unique qui fera de lui ou elle, le clou de la soirée dont on se souviendra, peut-être/Admire-moi et je hanterai tes rêves de mon égo enflé jusqu’à la nausée/Musique d’ambiance avant la vraie , celle de sueur et de cris et d’électricité. Après le tour de chauffe des inconnus, rapprochements discrets de ceux et celles qui semblent être les mêmes pour cette soirée de clones nucléaires. Une fille toute vêtue de rouge des cheveux aux chaussures, promène nonchalamment une bière entre les groupes, on la croirai aveugle , tellement son regard est lointain. Elle est suivie au pas près par un adolescent poussé trop vite, pâle, presque transparent, il la couve de son ombre et grapille les murmures du passage de son égérie. De l’agitation sur scène, des techniciens branchent, accordent, testent. La salle fait mine de ne pas les voir, mais la tension monte. Les groupes se déplacent, légèrement, convergent pour être au plus près en mentant effrontément/ si je ne les vois pas très bien ce n’est pas grave, c’est surtout la musique/je les ai vu deux fois alors !/ le geste est désinvolte mais le ton est ailleurs, une aigreur pour ne pas perdre tout à fait la face, une porte de sortie pour se dire j’étais là et ce fut mémorable. Le mimétisme des souvenirs inutiles et sans conséquences. Un passage à vide de vies qui s’entrecroisent sans se dire. La salle est presque pleine, difficile de pas toucher l’autre immédiat. Les odeurs de sueurs aigres ou sucrées commencent à se répandre. L’apparition rouge a du mal à se frayer un chemin avec son serviteur, elle bouscule un peu sans renverser sa bière. La scène est plongée dans le noir, quelques essais de lumière. Une rumeur se met en place, sur un tempo bas et continue, une rumeur qui échappe, comme un bruit sourd qui monte. Certains arrivent en courant, effrayés d’avoir raté le début et de ne pas en avoir pour leur argent, ils regrettent la bière sirotée tranquillement en fumant et se rassurent, rien n’a commencé, seulement ce bruit d’humains impatients, ils sourient même soulagés et se calent où ils peuvent en calculant l’instant et le passage au milieu de la foule qui enfle. Tout est éteint. Le noir complet. Le silence. Quelques sifflets pour éloigner la peur du noir. Ils arrivent sur scène, ils déboulent sur scène, plus exactement, un cri de masse, un cri de joie. London Calling. Je suis à la bonne place.

A propos de Guy Torrens

Guy Torrens est né en 1952 à Alger. Après des études de philosophie, il se tourne vers le métier d’éducateur auprès de jeunes délinquants. Il anime des ateliers d‘écriture créative à Marseille où il réside. L’écriture et la scène : Chanteur parolier de trois groupes de rock punk ( Fin de série, Dirty Bitch, L.V.3.S) de 1985 à 1995. Tournées principalement en Allemagne, Pologne, République Tchèque, Belgique. Das Klub. Scène vide. La nuit a digéré les derniers spectateurs. Claquements répétitifs d’un soupirail mal fermé. Rythmique minimaliste. « Port de l’angoisse, je bois tes mots, pas tes lèvres. » Les derniers mots flottent encore. Martèlement des pieds, jets de bière, éjaculations spectaculaires. L’écriture et la nécessité : Après la mort de son compagnon qui a partagé sa vie pendant 25 ans, il se consacre entièrement à l’écriture. Poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre. C’est le bruit du moteur. La mort ne fait pas de bruit. Une fuite sidérée. Celle des rêves. Sombre était le jour, sombre était la nuit. On vivait dans cette opacité, propre à rendre fou, n’importe quel homme normalement constitué ; Le message arriva le matin du 2 janvier. Un cri d’année nouvelle. Anonyme. « La vie n’est qu’un sillon, celui qu’on ne peut tracer, les nuits d’errances sont des meurtres. »

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