#écopoétique #08 | le fil de l’eau

 Cent soixante quatre kilomètres deux mille trois cent mètres de dénivelé au fil des temps je roule mes vagues venues d’éboulement d’un delta lointain des mes origines du Gothard moi le fil de la rivière mémoire sans parole ici le fil qui se tend s’étire comme une corde sur le point de se rompre en équilibre sur le bord du silence dans ce lac où  je me baigne frôlant le silure avec désinvolture… je vois je prends tout de ces gens minuscules mouvants qui se croisent sur les rives aux quais élégants des couples enlacés aux joggeurs solitaires, j’observe Genève en souvenir de l’année cinq cent soixante-trois, le tsunami quand la montagne s’est écroulée et que le Tauredunum vague de treize mètres à Lausanne et dix mètres à Genève s’est levée et a balayé le littoral. Aujourd’hui je passe sous les ponts où les voitures s’agitent, bourdonnent comme des insectes, des grappes qui avancent, s’entassent près des feux leurs phares allumés aux effets psychédélique reflets épars dans l’eau, je les capture pour les transporter plus loin les ponts se succèdent et chacun résonne d’une symphonie de métal et béton se heurtent aux mouvements des bateaux aux creux des remous tandis que les tramways silencieusement tracent leur route en rasant les trottoirs les bâtiments de pierres me défient de leur solidité austère pourtant je sens bien ils craignent le calme qui m’habite et cache la force brute d’une nature indomptée. Dans la lumière pâle du matin les ombres des platanes me bordent de leur mouvance. Parfois dans les parcs des enfants lancent des éclats de rire qui vibrent dans l’air comme des gouttes éparpillées. Si un bateau fend ma surface je le porte avec la nonchalance du maître de bord, chaque soir Genève s’illumine et je deviens le miroir de cette ville aux constellations mouvantes ondulant au gré de mes remous fil tendu entre hier et demain aux secrets gardiens de mémoires invisibles que quelques objets abandonnés dans le paysage charrient chaussure perdue bicyclette appuyée contre une barrière vieux banc où un livre est resté ouvert comme une page en cours de son histoire. Les rives deviennent cadres tableaux vivants d’un paysage toujours changeant.

Les forces motrices dressent leurs murs d’acier les turbines tournent en un souffle, l’eau ne s’arrête pas effleure la machine puis continue sa course le frisson des feuilles accrochées aux branches. Je poursuis ma route n’écoutant que mon propre courant m’éloignant des carcans modernes qui capturent une part infime de mon énergie pour éclairer la ville emporte  quelques reflets lumineux dessins d’ombres de ponts échos de rumeurs urbaines.

Je suis le fil du courant, le Rhône fugitif je traverse la vie de cette ville comme elle traverse la mienne.

Proche du jet d’eau aux eaux claires je quitte la surface calme du Léman qu’une fine brume effleure retrouve ma densité la liberté de mon flux mon entêtement à poursuivre sors brutalement et le dédaigne. 

4 commentaires à propos de “#écopoétique #08 | le fil de l’eau”

  1. magnifique… et c’est fou ce que le texte tient presque sans ponctuation
    on fréquente flux et flot, désastres et douceurs (désastres qui me parlent particulièrement), oui ce JE nous parle en direct et on est emportés dans ce fil du courant
    (merci Raymonde)

  2. Méfions-nous des montagnes et des eaux qui dorment. Quelle belle idée de nous raconter l’histoire non légendaire du Tauredenum enfant adultérin d’une liaison dangereuse en l’an 543 entre la montagne et son aval le Léman . La personnification du fleuve Rhône, enfant légitimé par les hommes qui érigent des protections et exploitent le débit à des fins économiques…. Le Rhône se dit conscient de la force qu’il inspire, malgré moi, je le vois espiègle et souriant : « les bâtiments de pierres me défient de leur solidité austère pourtant je sens bien ils craignent le calme qui m’habite et cache la force brute d’une nature indomptée »
    « Les forces motrices dressent leurs murs d’acier les turbines tournent en un souffle[…]
    « Je poursuis ma route n’écoutant que mon propre courant m’éloignant des carcans modernes qui capturent une part infime de mon énergie […]
    Je n’ai jamais eu l’idée de faire parler le Rhône grand frère jumeau de la Saône à Lyon, qui elle aussi déborde malgré les installations de drainage. Mais votre texte me plaît infiniment.
    Deux allégories du Rhône et de la Saône autrefois placées sous la statue de Louis XIV Place Bellecour, sont enfin rentrées au Musée. Elles n’étaient pas en sécurité au milieu des gens. https://www.mba-lyon.fr/fr/article/les-allegories-du-rhone-et-de-la-saone-entrent-au-musee

  3. Absolument sublime ton texte, d’autant que je vois l’endroit et cela me parle tant… Tu as trouvé ta dimension et cela me réjouit fort fort. C’est un chant puissant que ce que tu écris avec tes mots et ta vision, la forme aussi que tu donnes à ce texte. Merci, Raymonde.

  4. En ce moment le Rhône dessine dans le creux de l’automne une mélancolie tranquille de ses brumes automnales effaçant sans bruit les éclats vifs des rouges oranges jaunes… je ne reverrai que les branches dépouillées de l’hiver.
    Merci pour votre passage et de ce que j’y apprends

Laisser un commentaire