A cause de la couleur de la mer, de celles du soleil, du sang, de l’herbe et de la neige, elle avait été obligée de quitter l’univers qu’elle s’était façonné et dans lequel elle se sentait bien. Un univers où tout était global, beau, différent, où tout faisait partie d’un tout, un monde où les couleurs existaient par et pour elles-mêmes, sans aucun mot pour les nommer.
Mais un jour à l’école, elle avait appris que ces couleurs avaient un nom, que si la mère et la mer étaient différentes orthographiquement, l’une était sienne et l’autre était bleue. Et c’est là qu’elle n’avait pas compris. Qu’était-ce ce mot « bleu » qu’elle entendait pour la première fois ? Et puis, est-ce que le bleu était humide ou grand comme la mer, elle se demandait.
Non lui avait dit l’instituteur, bleu est une couleur.
Il lui avait également dit que le soleil avait une couleur lui aussi et que cette couleur était le jaune. Elle ne savait pas vraiment à quoi ressemblait le jaune car elle n’avait jamais réussi à regarder le soleil mais elle se dit que ça devait être beau. A la récré, elle était tombée en courant derrière Fabian et elle avait vu du sang couler sur son genou. C’est là que le surveillant lui avait dit d’aller mettre du rouge pour désinfecter mais comme elle n’avait pas vu de différence avec le sang, elle en avait déduit que le sang était rouge comme le produit qu’on avait étalé sur sa blessure.
Pour compléter ces connaissances, ils avaient étudié l’expression disant que l’herbe pouvait toujours être plus verte ailleurs, ce qui était difficile à concevoir pour elle étant donné que tous les champs autour de la maison avaient la même couleur que l’herbe de son jardin. Elle ne comprenait donc pas cette expression.
Enfin, elle avait appris quelle était la couleur de la neige en regardant tomber le blanc du ciel, un jour par la fenêtre.
Jusque là, tout allait bien, elle pouvait mettre un adjectif, à savoir une couleur, à côté de la mer, du soleil, du sang, de l’herbe ou de la neige.
Les choses se sont corsées lorsqu’elle prit conscience que les couleurs ne se limitaient pas uniquement aux éléments qu’elle avait appris à l’école mais à l’ensemble du monde qui l’entourait. À un moment donné, elle fit le rapprochement entre le ciel, la voiture de papa et le vase sur le buffet qui étaient un peu comme la mer, à quelques nuances près. De même que le feu du salon et l’étincelle de la scie électrique s’étaient vraisemblablement inspirés du soleil. Les lèvres de maman, les groseilles et le visage de Monsieur le curé avaient pris exemple sur le sang. Il y avait aussi les pommes, les tiges, la souris dans la chanson qui s’étaient appropriés la couleur de l’herbe. Le sucre, la farine, le papier à dessins et même parfois le mariage pouvaient être blancs comme neige. Toutes ces choses disposaient d’une couleur, même la nuit. Ça ne s’arrêtait plus. Chaque jour qui passait voyait le monde s’enluminer.
Là où la limite fut dépassée, c’est lorsqu’elle entendit que les couleurs ne s’étaient pas arrêtées aux choses qui l’entouraient, mais qu’elles avaient également colonisé les émotions. Là, on touchait à l’intime, d’autant qu’elle ne voyait vraiment pas le rapport entre la mer et la peur, entre le rire et le soleil, entre la honte et le sang, entre l’herbe et la rage et entre la nuit et la neige. Les émotions ne pouvaient pas se colorer.
Elle décida alors d’éduquer son cerveau à délivrer le monde de cette invasion, inutile selon elle. Il fallait retirer la couleur. Il fallait que le monde devienne comme à la télévision, en noir et blanc.
Dans le garage, elle regarda la Peugeot 604 de son papa, la caressa en en faisant tout le tour, trouva le bleu ridicule et recula. Elle prit un pinceau imaginaire dans sa tête et peignit le tout en blanc.
Plus tard dans la cuisine, près de l’évier, elle dévisagea sa maman qui était en train de frotter vigoureusement le col d’une chemise avec une petite brosse en bois. Ses lèvres étaient devenues bordeaux à force de rouge à lèvres. Elle se glissa à côté d’elle, plissa un œil, tendit le bras pour évaluer entre ses doigts la largeur à effacer puis gomma mentalement les lèvres de sa maman. Elle se dit qu’elle pourrait en faire autant avec ses yeux, lesquels étaient surplombés de vert à paupières qui n’avait rien de naturel, mais elle remit ça à plus tard.
Elle entra dans le salon et se posta devant le feu ouvert. Papa était accroupi, un genou par terre et d’un geste vif, il remuait les cendres avec un tison. Cela donnait comme une pluie d’étincelles volantes. Cependant, elle n’arriva pas à les éteindre car en retombant, elles devenaient rapidement noires, exactement comme elle le souhaitait. Elle se sentit comme aidée par la force des choses, bien qu’elle ne sache pas vraiment si les étincelles avaient de la force. Elle voulut éteindre la couleur du feu, fit une longue-vue avec ses mains afin de fixer les flammes, mais elles étaient tellement vives qu’il était impossible de les suivre pour leur enlever ce jaune. Elle décida d’attendre un peu.
Son entreprise allait lui prendre une vie. Effacer les couleurs de sa tête n’allait pas être simple. Elle s’installa alors sur l’appui de fenêtre et regarda dehors. Il neigeait. La nature se colorait de noir et de blanc, exactement comme dans son idéal de vie et de télévision. Elle se dit que le monde en noir et blanc était comme un film d’avant. Que le monde en noir et blanc était sans saveur, sans lumière, sans vie. Que le monde en noir et blanc était un peu comme l’antichambre de l’aveuglement. Et c’est alors qu’elle pleura.
comme c’est beau !
Oh merci !
C’est vrai que c’est beau !
beau et puis ces trouvailles
« la mère et la mer étaient différentes orthographiquement, l’une était sienne et l’autre était bleue »
ou éElle ne savait pas vraiment à quoi ressemblait le jaune car elle n’avait jamais réussi à regarder le soleil »
et puis les gestes qui accompagnent les couleurs et ses efforts pour les effacer