L’air est lourd et humide dans le train IC à destination de Luxembourg. Eric et Liliane sont assis chacun à une extrémité du compartiment, l’un près de la fenêtre, l’autre côté couloir. Entre eux se trouvent Rose, Samuel, Edgar et Marceline. Personne ne bouge, ils attendent patiemment.
Le coup de sifflet retentit, ils soupirent et le train démarre. Ils se connaissent tous depuis l’enfance, mais il n’a jamais été aussi difficile de trouver un sujet qui puisse détendre l’atmosphère. Même Edgar, habituellement léger et conciliant, se recroqueville dans un livre alors qu’Eric est plongé dans la contemplation du paysage. Samuel tente ces petites blagues qui ne font jamais rire personne mais qui ont habituellement l’avantage de susciter un rire forcé et inutile. Or, cette fois, ça ne prend pas.
Les mots restent suspendus un temps avant de retomber à plat ventre dans le silence.
Marceline, elle, est dans le vague. Elle regarde par la fenêtre et se demande pourquoi Gustave n’est pas venu. Elle lui parle de son collègue qui n’ose plus lui dire bonjour, elle lui raconte que leur chien s’est sauvé la nuit passée, imagine ses réponses et entame un vertigineux dialogue avec lui. Rose se penche alors près d’elle et lui murmure : – Marceline, Marceline….Gustave dort au cimetière…. Il ne viendra plus, tu sais… – Il ne s’est pas réveillé l’enfoiré ! Je lui ai pourtant dit qu’il devait nous accompagner. J’en ai assez ! T’sais quoi, Rose, il n’a plus toutes ses frites da ns le même paquet, c’t’imbécile.
Cette expression typiquement belge aurait pu prêter à sourire, mais en cet instant, les circonstances ne le permettent plus.
L’air est lourd et humide en cette journée de juin, le temps est à l’orage… Madame Marceline a ouvert toutes les fenêtres du wagon et a demandé aux enfants de rester assis. La bande de la rue du Maquis est à proximité: Eric, Marie et Rose sont juste à côté d’elle tandis que Liliane, Edgar et Samuel sont de l’autre côté du couloir central.
Le coup de sifflet du contrôleur annonce le départ et le train se met en branle dans un bruit aigü de machinerie. Certains enfants se mettent les mains sur les oreilles en fermant les yeux. D’autres sont émerveillés par cette excursion surprise car c’est la première fois qu’ils quittent leur ville pour aller dans un ailleurs qu’ils ne connaissent pas. Ils regardent par la fenêtre, discutent de la vitesse, écarquillent les yeux ou font comme si de rien n’était, se lèvent et vont voir de l’autre côté, reviennent à leur place en disant aux copains que leur côté est plus beau. L’excitation est palpable mais Madame Marceline laisse faire. Elle regarde ses mains et admire la bague que Gustave lui a offerte il y a quelques jours. Elle en rougit de plaisir. Une magnifique bague argentée avec une petite perle en simili-ouître, qu’il lui a dit. Marceline ne sait pas très bien ce qu’est une ouître (apparemment un russe tassé) mais elle trouve la bague très belle. Et surtout elle trouve Gustave séduisant.
Ils sont tous habillés de vêtements sombres et sobres. Samuel s’est tu, les autres continuent de s’ignorer. Ils entrecroisent leur regard mais personne n’ose briser la glace si ce n’est Marceline avec ses rêves vivants.
Liliane regarde Eric. Elle lui en veut terriblement pour ce qu’il s’est passé il y a quelques semaines. Elle n’arrive pas à lui pardonner même s’il lui a juré que c’était un accident et qu’au vu des événements, tout cela est aujourd’hui secondaire. Mais Liliane a la dent dure et cette infidélité ne passe pas. Elle repense à ce que lui avait dit le notaire concernant les prises en flagrant délit d’adultère, les droits qui étaient les siens, tout ça, tout ça… D’un autre côté, elle ne peut se résoudre à quitter Eric. Où ira-t-elle ? Que ferait-elle ? Qui s’occuperait des comptes de la pharmacie ? La voilà enfermée dans l’ouverture d’esprit que lui impose son mari. Est-il possible qu’il soit devenu cet homme-là ? Et Marie ? Marie…. il n’est plus nécessaire d’en parler.
Le train s’ébranle, les paysages tant de fois parcourus sur cette ligne défilent dans la monotonie. La ligne Arlon-Luxembourg est une belle ligne de fuite, pense-t-elle. Elle sourit de son jeu de mots qui n’a – en réalité – rien d’un jeu.
Eric regarde Edgar parler avec Liliane. Edgar est le plus grand de la classe, le plus costaud aussi. Il plaît aux filles qui veulent souvent se mettre à côté de lui à la récré, ce qui a le don d’énerver les autres garçons. Edgar lui raconte que son père a acheté un Steyr 8180 pour pouvoir rentrer les ballots plus facilement. – C’est plus facile, tu vois, tu rentres du pré derrière chez Legrand et tu gagnes plein de temps plutôt que de tout mettre dans la r’morque à la main…
Et Liliane est subjuguée. Elle le regarde avec des yeux fixes, la bouche ouverte. Elle dit des « waaah », des « oulàlàààà », des « c’est fou ça », alors qu’Eric sait très bien qu’elle n’y connaît rien en agriculture.
Il voudrait que Madame Marceline le laisse changer de place, il y en a bien qui sont partis, là, à côté, mais Madame Marceline est distraite et n’entend pas bien ce qu’il lui demande. Elle regarde par la fenêtre, alors Eric n’ose pas bouger. Mais il trépigne et espère que le trajet ne va pas s’éterniser, comme dit sa maman. D’ailleurs, il aime bien ce mot : s’éterniser, comme si on se transformait en éther et qu’on devenait du gaz. Il imagine et répète : s’étherniser, s’étherniser, s’étherniser….
Le contrôleur arrive dans le wagon. Tous se redressent imperceptiblement, comme s’ils répétaient une scène. Tickets s’il vous plaît – Ticket alstublieft. Chacun tend son pass au garçon qui le scanne. Merci-Bedankt.
Le temps s’étire. – Quelqu’un connaît-il l’heure à laquelle nous arrivons à Arlon ? – 9h34 répond Rose en regardant son billet. – ok. Et il faut combien de temps pour arriver au palais de justice ? – Sur google map, ils indiquent 12 minutes. On sera à temps pour l’audience.
Le silence retombe.
Tout le monde retourne dans son univers, plus personne n’ose regarder l’autre. – Est-ce quelqu’un sait comment ça se passe lorsqu’on est interrogé ? Demande Eric – Non, mais s’ils nous ont convoqués, c’est qu’il y a une raison, dit Rose. Et c’est Marie qui porte plainte, donc elle est forcément aussi citée à comparaître. – Je ne sais vraiment pas pourquoi ils ont besoin de nous pour une enquête, mais on le saura d’ici ce soir, répond Samuel. Ce qui me perturbe, c’est le juge d’instruction nous a convoqué, nous, la rue du Maquis d’autrefois… Peut-être que ça n’a pas de liens…En tout cas, espérons que le trajet du retour sera plus détendu.
Tous réfléchissent, se taisent et se préparent à descendre du train.
Le contrôleur arrive dans le wagon, les enfants se précipitent à leur place car cet homme en uniforme les impressionne. Petits cris, excitation, gloussements. Tickets s’il vous plaît – ticket alstublieft. Rires étouffés d’entendre cette langue étrangère. – Waaaah vous parlez anglais M’sieur ? A crié Samuel en regardant Rose, tout de suite calmé par les gros yeux de Madame Marceline. – Excusez-les, ils ne sont pas habitués à voyager, M’sieur l’agent. Moi non plus d’ailleurs, sourit-elle. – Pas de problème, répond le contrôleur. Dites-leur tout de même d’apprendre le néerlandais, ça pourra toujours être utile, dit-il en souriant. Montrez-moi les tickets des enfants…Voilà, merci et bon voyage.
Rose n’a pas perdu une miette de la bravoure de Samuel. Elle le trouve beau. Elle le trouve intelligent. Elle le trouve courageux. Elle le trouve « chevalier », tout simplement.
Le train ralentit, le paysage court moins vite. Nous arrivons en gare d’Arlon, dit le baffle. Madame Marceline se lève et lance d’une voix forte, comme si elle venait de se réveiller : – Rassemblez les sacs et mettez les papiers à la poubelle… Allé, allé, Edgar, Liliane, arrêtez de parler. Marie…ouhouuu Marie, reviens vers nous. Voilà, on va bientôt sortir, tenez-vous prêt. Nous voici arrivés, et n’oubliez pas : on se tient convenablement et deux par deux dans la rue. Ensuite, vous pourrez courir et jouer dans le parc, mais en attendant, soyez calmes. Voilààà, on sort…