Ils attendent debout, patiemment, l’air de ne pas se regarder tout en s’observant du coin de l’oeil. Dehors, il fait chaud mais un ventilateur leur permet de respirer. Le premier dans la file est habillé d’un training Adidas, d’un polo Scapa, de baskets Vega et d’une casquette Ricard. Il ressemble à une publicité pour des marques qui ne se connaissent pas mais qui doivent se cotoyer par défaut. Il les porte comme s’il n’avait pas assez de son prénom pour se définir.
Il regarde les boites de médicaments sur le comptoir, en prend une, la retourne, sort ses lunettes pour mieux lire, sourit. Hahhaha, il existe même des pilules qui rendent de bonne humeur, il dit en se retournant vers la une dame dans la file. Je ne sais pas, ça ferait peut-être du bien à beaucoup de gens qu’elle répond. Notamment à mon mari. Elle pince les lèvres, elle a du mal à imaginer son mari sourire ou être heureux. L’idée même que cela puisse arriver avec des petites pilules la rend sceptique. Mais si des scientifiques ou des chercheurs ont décidé que ça marchait, pourquoi pas après tout ? Elle prend la boîte des mains de l’homme aux marques, l’ouvre, la referme, la met dans son panier et entrevoit la magie d’un avenir plus serein. Une adolescente derrière elle s’énerve. La quinzaine, elle porte un crop-top noir sur un pantalon extra large et fait des ronds sur le sol avec ses pieds dans une impatience non mesurée. Elle n’a pas que ça à faire, putain merde. Elle observe l’homme aux marques. Qu’il est moche, elle se dit. Elle remarque que la dame devant elle a mis une boite de médicaments dans son panier. En fait, si le vendeur ne vient pas, c’est qu’il veut nous laisser le temps de choisir des médicaments dont on n’a pas besoin, hein ? Qu’elle dit à la dame qui la regarde d’un air gêné, comme si elle avait fait une bêtise. Oui, c’est peut-être ça, elle répond en remettant la boîte sur le comptoir. Hum, entend-on derrière eux. Lui est là, assis sur une chaise à côté des crèmes pour les pieds. Il regarde et écoute ce petit monde discuter. Mais il veut aussi montrer qu’il est là, lui, l’élégant. Qu’on remarque qu’il a un nouveau costume et qu’il est allé chez le coiffeur ce matin.
Oh, vous êtes là, Monsieur le notaire ! La deuxième dame, celle qui espère le bonheur en gélules, rougit un peu. Elle l’aime bien, le notaire. Il est beau. Il est bien mis. Elle se redresse en bombant un peu le torse. Heureusement elle a mis sa belle robe bleue, celle qu’elle a acheté la semaine passée. Comment allez-vous depuis samedi, elle lui demande. Ooooh mais ma foi, je vais bien ! Il fait chaud aujourd’hui mais mon étude est à l’ombre donc je suis bien au frais, il répond.
Tout en parlant, il essaie de se rappeler ce qu’il a bien pu faire samedi car il ne pense pas l’avoir rencontrée. Peut-être au marché de la Place aux Foires ? Possible, mais il a rencontré tellement de monde ce jour-là qu’il a du mal à la restituer.
Bon, c’est pas tout ça, j’ai autre chose à faire, moi, dit l’homme aux marques, il est où ce pharmacien, bon sang ! Il frappe sur le comptoir et fait tomber des petites bouteilles d’huiles essentielles sur le sol….
Et merde !
Raaaaah mais c’est pas croyable ça, quelle bande d’enculés ! Se dit l’adolescente.
Avec la dame, elle se penche pour aider à ramasser. Tout le monde soupire.
Faut-il s’en aller ? Faut-il attendre ? L’homme aux marques décide de quitter les lieux et pousse la porte d’un geste rageur. L’adolescente prend son portable et prévient sa mère que les anti-inflammatoires devront patienter car la pharmacie est orpheline de son propriétaire. Elle regarde le notaire s’admirer dans un miroir et sort sur la rue principale. La dame à la robe bleue ne sait pas très bien si elle doit sortir ou si elle oserait entamer une conversation avec ce bel homme qu’elle aime bien. Le notaire a quitté son miroir des yeux et se dit que pour passer le temps, il pourrait proposer un verre à la dame. Il se lance, la regarde, ouvre la porte, la galanterie l’invite à la faire passer devant lui, ils sortent.
Après quelques instants, le pharmacien arrive par l’arrière du comptoir, essoufflé, les yeux rouges et l’air fatigué. Tiens, il croyait avoir entendu du monde. Peut-être a-t-il simplement rêvé.