On avait voyagé toute la nuit et une partie du jour d’avant. Après les plaines qui défilaient, bordées à l’horizon par de sombres masses aux contours acérés dans le ciel blanc de chaleur, notre champ de vision s’était resserré. On roulait à présent en bordure de collines, les petits bois alternaient avec les villages accrochés à flancs de coteaux, entre les rangées de vigne et les vergers en fleur. Ça et là des hommes juchés sur des charrettes, des femmes portant paniers et enfants, accroupies dans les parcelles en pente ou au seuil des masures, s’affairant dans des cours poussiéreuses ou sur des parvis d’églises aux vitraux abimés. L’air lourd de la journée, à parcourir ces paysages et ces scènes de vie écrasées de soleil, s’était rafraîchi au couchant. On serrait à présent un maigre châle ou une vieille veste sur nos épaules fatiguées. Dans le lointain, une vaste lueur se précisait, chaque détour du chemin qui servait de route principale nous révélait un nouvel indice qu’on approchait de la ville : un assemblage hétéroclite de carrioles et de chevaux entravés aux abords d’une auberge remplie de sons et de lumière, un hameau avant un groupe de maisons plus cossues, un pont sur la rivière qui s’élargit en étendue d’eau retenue entre de larges quais. Quelques bosquets pour masquer les resserres des maraîchers et nous voilà déjà entrant dans un faubourg où les rares passants en ce début de soirée se hâtent vers des logis étroits, hauts et noircis par les fumées de l’usine qu’on devine au-delà d’un rideau d’arbres… La nuit tombe déjà quand on entame la dernière ligne droite le long de la grande avenue, les pavés claquent sous les pas d’une femme harassée par sa journée, le train ralentit enfin, depuis les rivages quittés la veille c’est la première fois. Dans un dernier effort, les dos et les têtes se redressent, les tours de roues bientôt se font plus lents, on entend les rumeurs assourdies de la pénombre entre quais et bâtisses de service, le sifflet du chef de gare retentit, tout s’arrête. On descend doucement, ankylosés encore des soubresauts du trajet et de ses heures d’ennui, on porte les bagages jusqu’au coffre d’une voiture, on s’assied à nouveau, cette fois la banquette est moelleuse et la conduite souple, on s’endort presque à suivre les façades et les ruelles qui défilent sous nos regards absents, encore là-bas et pas tout à fait ici. Quelques carrefours après, on observe plus attentivement, à nouveau des avenues, une route en quinconce, qui grimpe entre les groupes de maisons de plus en plus espacés, puis l’enceinte aperçue qui grandit démesurément, on est bientôt arrivés.
On y est carrément dans ce trajet, ça embarque bien avec son lot de sensations.
Merci d’avoir embarqué, Françoise !