#ateliers d’été 09# La gare de Troyes est un non lieu

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La rue défoncée, travaux de voirie, adductions, tranchées mal rebouchées, je suis pas mal secoué, ça vibre beaucoup, on se croirait en bateau dans la tempête, les tôles de ce fourgon, heurtées par l’extincteur, par d’autres bonbonnes (oxygène ?), par une échelle pliée, je suis sanglé sur le brancard je me dis que je ne risque rien, d’ailleurs, qu’est-ce que je pourrais bien risquer, je ne ressens aucune douleur, je ne m’interroge pas, tout est bizarre, tout est normal, je suis où je dois me trouver, j’ignore la destination, sans doute quelque hôpital, à l’avant, deux gars en uniformes bleu et rouge, l’un porte un calot, discutent à voix basse.

Je tâche de remonter le déroulé des événements, l’arrivée à Troyes, le choix de la sortie latérale, évite le hall de gare, fait gagner du temps, les familles, les habitués attendent, quelques chauffeurs avec pancartes, l’une en cyrillique, je déchiffre sans peine Mavrokhordatos, je cherche des yeux Penelope, presque étonné qu’elle n’y soit pas ; j’aperçois la statue de Danton, le restaurant Faivre, rebaptisé Barbousse, je me dirige vers le parking payant, j’ai laissé ma voiture au « Longue Durée », je me demande depuis combien de temps, la facture risque d’être lourde, comme je ne retrouve pas mon ticket, ils vont me faire payer un forfait, je me doute que quitter Troyes ne va pas être facile.

A l’hôpital, on me trimballe dans quelques couloirs, on me transfère sur un autre brancard, on m’abandonne aux URGENCES, ma carte Vitale en évidence passée sous la sangle, tout est normal, je continue de trouver la situation bizarre, il y a là une logique, une raison que la médecine finira par m’expliquer, je somnole, dans ces cas là, je me récite une fable de La Fontaine, Le Loup et le Chien, ou L’Homme et la Couleuvre, une jeune femme, sur le brancard voisin me demande si elle peut passer avant moi, j’accepte, ma notion du temps est devenue floue, je la trouve séduisante, un profil pur, des yeux très bleus, des cheveux roux, longs, pendent et se tortillent comme des serpents, je pourrais m’abîmer dans son regard, je suis sûr de l’avoir déjà croisé, sa bouche pourrait m’absorber, un rêve pourrait s’ébaucher, entre deux allongés qu’un flot inconnu a déposés en la caverne d’Asclepios…

Je reprends le fil de la matinée, je pars de la gare de l’Est, train de 8h04, en direction de Troyes, comme chaque fois, je m’arrête pour contempler l’immense tableau « Le départ des poilus », je me dis qu’ils n’ont encore que la moustache, le poil viendra très vite, dans la boue des tranchées, nul ne sait encore que la guerre sera longue ; beaucoup passeront à Troyes avant d’obliquer vers l’est, à Culmont-Chalindrey où ils seront rejoints par les mobilisés du quart Sud-Est, certains pleins d’enthousiasme brandissent les fleurs offertes, crient « à Berlin ! », d’autres, suivis par les vaincus de 1870, leurs vieux pères, sont prêts au sacrifice suprême ; nul ne porte encore le vieux casque à cimier, nul n’a bandé ses jambes au-dessus des sandales, tous veulent aller combattre le vieux roi barbare, ses fils fauteurs de guerre.

Dans une salle  étroite, lumineuse, un médecin me reçoit enfin, « savez-vous pourquoi vous êtes là ? »

  • Pas du tout
  • Savez-vous quel jour nous sommes ?
  • Euh… j’ai pris le train… nous sommes vendredi… euh, non, j’ai voté ce matin, on doit être dimanche.
  • Comment vous appelez-vous ?
  • Odysseos Mavrokhordatos
  • Quel âge avez-vous ?
  • Soixante ans.
  • Avez-vous des enfants ?
  • Oui, j’ai deux fils, Christophe et Denis
  • Bon, on va faire quelques examens de routine, je peux vous dire que vous venez de faire un Ictus amnésique ou Ictus mémoriel, il s’agit d’une sorte de court-circuit entre neurones, vous aurez perdu quelques heures d’information sur votre vie ; en général, c’est un accident qui ne survient qu’une fois chez les hommes de quarante ans et plus.

J’ai repris la voiture, combien avais-je payé au parking de la Gare de Troyes? J’ai cherché en vain mon justificatif dans mes poches, je n’étais pas d’accord avec le médecin, va pour Ictus quelque chose… mais je n’avais pas perdu mon temps ; à la baignade du déversoir, j’avais remonté le courant, brasse après brasse, devant moi nageaient naïades, ondines ou sirènes, je devinais leurs queues de poissons dans le remous, je revoyais Béatrice et Penelope plongeant, poitrines en avant dans l’eau glacée, je m’approchais lentement quand des algues sont venues emprisonner mes jambes, mon torse, puis mon corps tout entier, je tentais de les appeler, elles répondaient, chuchotaient, chuchotaient…