(Un bref hommage au Chef Pierre)
La bouteille, sur une table, dans une cave où règne l’ombre, ouverte sans violence.
Le verre large, haut, sa transparence.
L’homme vient, barème à la main, dévore l’étiquette, mémorise l’assemblage : Pinot, Merlot, Cabernet. Hum, il fait un hum discret, cherche dans sa mémoire l’historique, en appelle à l’appellation, au Chapitre dont on l’a fait Grand Maître, toque violine et tastevin en sautoir. Car la couleur ne lui dit rien qui vaille.
Il est le peintre de la réalité de ce vin, c’est son rôle. Il sait qu’on l’attend au tournant. La Revue des Œnophiles espère une critique élégante, élogieuse, éloquente, élastique, elliptique (mais pas trop).
Dans le verre tourne le jus de vignes vénérables, élaboré par des œnologues considérés. Le peintre de la réalité du vin sait tout cela, et même plus, mais décidément, la couleur ne lui dit rien qui vaille. Puis il faut goûter.
Goûter un vin, la dernière case à remplir sur le barème, quoique subsistera aussi la persistance, la rémanence des arômes, une fois le vin glouglouté en bouche, puis relâché proprement dans le crachoir. C’est en toute fin d’analyse, une quasi formalité, à ce stade, tout est joué, ou presque. On n’attend plus que la note, suivie du qualificatif de synthèse, l’estocade qui rapporte les deux oreilles ou les huées. Il veut oublier cette couleur étrange, il tourne le dos au flacon, repose le verre sur la table, ferme les yeux…
C’est alors que Pierre T. qui passe là, comme il passe partout, avise ce verre à l’abandon, renifle un moment, l’odeur le fait reculer de deux pas ; où sont les arômes de fruit rouge, de figue dorée, de cuir, de pain grillé promis par le vigneron ? ; Pierre T. goûte à peine, recrache, épouvanté, l’infâme canon standardisé, parkérisé, sur la terre battue de la réalité.
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