Ces deux jeunes femmes, dit Albert, quel sens donner à leur enthousiasme, leur joie contagieuse, leur plaisir à s’étendre au soleil pour rosir leur nacre, leur préférence pour des nuits à la belle, couchées sur la pelouse plutôt que dans un des (mauvais) lits du premier étage. En douce, j’ai croqué Béatrice sur mon carnet à grain moyen, un crayon rapide, vif, geste tout en rondeur, ses cheveux à la « page », semble un bonbon acidulé. Penelope, c’est une autre affaire, complexe, sauvage, dessiner de mémoire ou d’après photo… le crayon ne suffira pas, les yeux bleu-sombre, trop intenses, son teint pâle d’Anglaise, à peine piqueté de rouille, bouche petite, lèvres à peine marquées ; une gouache sur fond Prusse peut-être, ou l’aquarelle, réussir un mélange d’air et d’eau… elle refuserait de poser debout… elle sait sûrement ses jambes, sa poitrine orgueilleuse… Max les emmène à la baignade, je connais le chemin… , les observer, un plaisir d’artiste.
La rivière, la retenue en amont du déversoir, mon enfance agitée, pense Max, balancé par mon père dans l’eau transparente, confiance, tromperie, apparences, saisissement, crier sans doute, patauger jusqu’à la main tendue ; plaisir, des baignades en septembre, quand l’été a réchauffé le bassin, après le chahut des colonies de vacances, leurs jeux de ballon sous l’œil des monitrices bronzées, Agnès, Marylou, Danielle… Comment Penelope et Béatrice vont-elles accepter les piqures d’aiguilles, le picotement de limaille, de neige vierge insinué sous leur peau ? Genoux d’abord, niveau monte aux cuisses, une pause avant l’épreuve, la petite mort évitable – il suffirait de renoncer -, l’immersion de la poitrine, braves, seins nus, elles avancent, nous provoquent un instant. Albert n’ira pas, habitué aux eaux bleues du Sud ; je vais m’ébrouer en chien fou, je relève le défi, je vis ma rivière, je l’ai affrontée si souvent, jusqu’à ce jour.
Penelope a des seins magnifiques, dit Béatrice, elle a insisté pour ce bain « sans le haut », quand seuls les garçons peuvent nous voir, nous détailler…, Albert depuis le départ de Paris, crayon à la main, s’imagine que je ne le vois pas ; ça y est, Penelope a plongé, s’éloigne en remontant le courant, crawle comme une pro, ses battements de jambes, n’éclaboussent pas, ne font pas de bruit cascadeur, elle, tendue, du bassin aux orteils, une ondine, naïade, est-ce bien cela, avec un rien d’orgueil sans doute ; alors il faut, il faut, il faut, je dois y aller, tâcher de la rattraper, je sais ma brasse régulière, efficace, elle, avance dans le bouillon de ses cuisses bien à plat, Anglaise, sportive depuis les petites écoles ; sans plus y penser, je me laisse aller sur le dos, ça y est, trempée comme on dirait d’un acier, je me frotte les seins, le cou, Penelope déjà loin, je m’agite, j’aplatis mon corps en brassant, au froid succède un bien-être, les fluides intérieurs répondent à la caresse de l’eau ensoleillée, les bras, les épaules me tirent, mes jambes me propulsent, je pourrais continuer, continuer…
J’aime Béatrice, je l’aime déjà, dit Penelope, la voir quasi nue, frigorifiée, tremblante, me fait frémir à mon tour, elle hésite à plonger sous le regard des garçons – sous le mien ? -, le soleil illumine sa peau déjà bronzée… le teint « scandinave », peut-être ? cliché stupide, je ne sais pas qui elle est, d’où elle vient, son accent anglais impeccable, je veux tout savoir d’elle, il faut amorcer la conversation, interroger Max, hier soir, endormie dans la voiture, confiante, comme si elle connaissait déjà le parcours, la nuit, quasi rien dit, roulées dans nos duvets, je parlais de l’Afrique avec Max, la ferme de mon père, que le nouveau pouvoir avait supplié de rester, du Kili, des Masaï, du Zanzibar cosmopolite… j’étais trop proche de lui, Max, Max, je murmurais, Max, Max, comme si je m’attendais à entendre l’appel sourd, lointain, des lions, le ricanement cynique des hyènes, j’aurais voulu me retourner vers Béatrice, elle nous écoutait peut-être, elle que j’avais aimée au premier regard, nous enfouir dans ce sac de couchage qui m’emprisonne, caresser lentement ses cheveux de garçonne, ses pommettes humides, lui raconter Zanzibar, reconnaître son parfum d’épices qui nous envelopperait pour la nuit.