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Bunny
On s’est tous connus gamins, on avait sept ou huit ans quand le Domaine a été construit, école ensemble, conneries faites ensemble, le Domaine était un terrain d’aventure formidable, forêts, tranchées de la guerre reliant des blockhaus, piscine en ruines (bombardée, je crois), sablières, châtaigniers multi-centenaires. Albert et moi, dans la même classe, avec maman L., à Pasteur. Tout le monde se connaissait, tout le monde connaissait le père d’Albert, c’était le médecin, il soignait parents, enfants, c’était une autorité, sévère, dur, comme l’instit ou le curé. Albert est entré au lycée (à l’époque, on ne séparait pas le collège) de garçons, moi j’étais parti pour apprendre la mécanique. Avec Max, et d’autres du domaine, ils se retrouvaient à la récré, les bandes se reformaient sur ce nouveau terrain vague, lycée pas fini, lycée en chantier. La grande affaire ça a été les solex, les mobs, j’ai été le premier à avoir une bagnole, une 2 CV ; je trimbalais la p’tite bande, Max, Marco, souvent « Roger » qui était ma voisine, une chouette nénette, fumait comme un train, comme tous les copains. Albert avait évolué vers des écoles privées de Paris, il connaissait des filles dans les quartiers chics où la 2 CV faisait pauvre, on se garait loin, on disait avoir pris le métro… C’est à cette époque que le père d’Albert nous a emmenés dans le Luberon où il venait d’acheter un mas, je suis tombé amoureux du pays, j’ai bossé là-bas dans un garage, le père d’Albert nous donnait les clés en échange de menus travaux ; avec Albert, on ne dormait plus guère, ça ne pouvait pas durer, il est parti au service, dans les paras, moi je suis tombé malade, gravement malade, je ne sais pas si je le verrai rentrer.
Marco
Je ne suis pas un habitant du Domaine. Je suis né en Normandie où mon père jouait les gentleman farmers, vaches, cochons, je passe ; disons tout de suite que j’étais mal foutu, tordu et malingre, torturé par les toubibs. A l’école, un zéro pointé. Avec Albert, on a fait connaissance dans un collège de frangins, on s’est suivis, retrouvés dans des pensionnats pour feignants, de plus en plus loin de Paris, à Dreux, Melun, Bernay, de plus en plus chers comme me le reprochait le paternel. Le père d’Albert, lui, invitait les copains de son fils, il était bourré de contradictions, il savait que l’on ne foutait rien, je crois qu’il voulait nous impressionner par son exemple, sévère, rigoureux, jamais là, plein de fric. Un jour il a acheté son mas, nous a tous embarqués pour l’aider à reconstruire, on a découvert le sud, les fêtes, le pinard pas cher, même le pastis, on vivait au grand soleil. Bon, il fallait bien finir les vacances, on regagnait la banlieue, j’ai découvert le Domaine, je suis tombé amoureux de Chloé que son accent parigot et ses gauloises avaient fait surnommer « Roger ». Un soir de boum, j’ai accepté de remonter à Bernay avec Prat qui roulait en MG rouge, Albert a eu l’intuition de sa vie, il a pris le train, pendant qu’on se plantait pas loin du bahut, MG volée foutue, j’avais la gueule en sang, j’ai pris le train retour jusque chez Chloé, sa mère infirmière m’a soigné, planqué, déjà que je suis pas très beau…Dès qu’on a pu, Albert, Chloé, Max et moi, on a filé vers le Luberon où Albert a reçu sa convoc. pour le service, il est parti à Pau, chez les paras, il nous a raconté un bout d’Afrique, Dakar, N’Djamena… il avait viré droitiste, il a rencontré S., ils se sont mariés, ont ouvert une petite agence de pub. Le temps a passé, faillite, divorce, parents morts, retour au Luberon où il ouvre une galerie, vit de ses aquarelles, Albert est mal en point jusqu’au jour où ma sœur se fait épouser, elle veille sur lui jusqu’à la fin.
Yvon
Mon fils, ah oui, lequel ? Albert ? parce qu’il y a aussi Renaud qui est mort à quarante six ans. Je suis médecin, diplômé, ancien interne des hôpitaux de Paris, études à Ste Croix de Neuilly, croyez-moi, ça vous forge le caractère ; rien pu faire pour ce pauvre cadet, commencé à dépérir après son bac – oui, lui est allé jusqu’au bac -, influences, drogues douces, tabac, tabagisme. Albert aussi, intoxiqué au tabac, très tôt, jamais rien foutu à l’école, au lycée, aux divers collèges de religieux qui ont bien voulu de mon argent ; on l’a aidé, tant qu’on a pu, jusqu’au Droit, au notariat, on a tout essayé, à la maison, infernal, dur, peau de crocodile – tient cela de sa mère – moi au boulot, ou au piano, oui, je m’y suis remis quand on a baissé les bras avec Albert, je veux dire quand j’ai accepté qu’il était un artiste, que son don pour le dessin lui permettrait peut être d’en vivre un jour à condition de travailler, je l’ai inscrit chez Peningen où il s’est laissé aller à la facilité, séché les cours, ne rendait pas les travaux demandés, viré là aussi ; quand j’ai acheté le mas du Beaussor, je pensais à des vacances idéales pour les gosses, j’embarquais les copains d’Albert, qui n’ont vu là-bas qu’un nouveau terrain de chasse aux demoiselles, certaines fort jolies d’ailleurs. Albert s’est marié, a créé une boîte dans laquelle j’ai investi quelque argent, je me voyais à la retraite « capitaine d’industrie », nouveau fiasco dans lequel j’ai laissé des plumes. Il me faut oublier Albert… à la mort de sa mère, il a hérité, acheté une maison de village dans le Luberon, ouvert une galerie ; il me faut l’oublier, j’embarque mon piano, Albert me fichera la paix, nous nous croiserons parfois au marché de C.
Max
C’est Albert qui me baptise, Max, Max, Max… ça sonne comme un coup de fouet, plutôt comme un coup de poing.
Les poings d’Albert étaient durs, ils étaient dévastateurs.
Les gosses du Domaine l’avaient appris dès leur arrivée. Pressés d’explorer de nouveaux territoires, ils s’étaient aventurés jusque vers le Château.
Albert veillait… sur les étendues sablonneuses, sur les tranchées et leurs blockhaus, sur une piscine couverte dévastée par les obus de la guerre, sur l’étang de St Cucufa et ses poissons-chats, sur les vergers de Bougival chargés de cerises et de poires, sur les châtaigniers pluricentenaires.
Nous surgissions des troncs creux, couverts de poussière rouge, effrayants, les poings en avant. Albert cognait, jusqu’au bout, jusqu’à mettre en fuite les gamins indignés plus que meurtris, affirmant qu’il cachait un caillou dans chaque poing. Les bandes organisées, auxquelles j’appartenais à l’issue de mystérieuses initiations, le respectaient. Albert n’appartenait à personne, jusqu’au jour où nous décidons de faire, ensemble, bande à part. Nous n’avons pas rédigé de pacte, j’avoue que cela ne m’aurait pas déplu, nous n’avons pas entaillé nos poignets ou nos doigts pour un fraternel échange de sang suivi d’une formule “à la vie et à la mort “, qui eût été plutôt son genre. Nos couteaux sont restés dans nos poches et n’ont taillé que les branches de noisetier ou de châtaignier dont nous fabriquions nos arcs.
Ça, c’est peut-être utile, tableau brossé de notre enfance, le temps file.
Attention, ça va se gâter.
Il m’entraîne un soir vers Port Marly, pas loin de la machine qui montait les eaux de la Seine au château de Versailles et empuantissait les environs, un bar restaurant où on mange un peu mais où on boit sec. Passée la porte, un perroquet, en cage insulte tout un chacun. C’est une page arrachée à Tintin et Milou, “mille sabords” en moins, “connard” en plus. On y perd en exotisme, on y gagne en réalisme, on reconnaît à chacun le droit de réponse, faut enrichir le vocabulaire du volatile, répond au prénom de “Gégène”. Le Côte du Rhône enflamme l’imagination, les noms d’oiseau (!) fusent jusqu’au moment où Albert balance : ”Ta gueule Coco !” Un bonhomme à casquette prend le qualificatif pour une attaque personnelle (politique ?), répond par un verre (d’eau) à la face de mon pote. Moment de stupeur, le temps pour Albert d’essuyer son visage, de refermer les poings sur des cailloux virtuels et le type se retrouve allongé sur le carrelage, casquette de faux matelot dans la cage de Gégène qui injurie tous les “connards” présents. Pour apaiser la tablée, la patronne met un jeton dans le Wurlitzer et nous voilà partis dans un paso doble de corrida. Comme je suis encore à peu près frais, elle m’invite à danser, ses soixante ans se collent à mes vingt piges, je me laisse guider pour le meilleur paso de ma carrière chorégraphique. On finit sous les applaudissements, réconciliation générale, sous les quolibets de Gégène, jaloux. Lucette me libère de son étreinte d’acier, me gratifie d’un discret frottis-frottas de la main gauche à hauteur de braguette ; Albert a récupéré la casquette du marinier, Gégène grignote des cacahuètes, le rhum a fait son apparition. Vers deux heures du matin, nous regagnons nos pénates au volant de l’Ami 6 cabossée qui connaît par cœur le chemin du retour.
De pire en pire. Il vit dans un bar !
Peinture jaune-vert, sous les tubes fluorescents qui creusent les visages. On boit du blanc, dans des verres à limonade, le grand format, jusqu’à se prendre une “muflée”. De mon côté, je suis tranquille, soufflant dans mon saxo pour faire danser les messieurs-dames, Guy, le patron, ne contrôle pas ma consommation. Billy me réclame “Take the A train” tandis qu’Albert tangue vaguement au bras d’une veuve locale. A minuit, Guy propose une choucroute qui fait l’unanimité. J’ai rangé le saxo et viens m’asseoir près de mon pote, d’où je peux regarder le bar – jusque là, j’y étais adossé – long édifice en bois couvert de zinc. Galerie de portraits : tous les valseurs saisis dans leurs moindres traits grotesques, en pleine “grêlée” un jour de gros temps… Albert les a croqués, caricaturés, comme il sait le faire depuis toujours, depuis la petite école où il nous épatait avec des dessins licencieux. Ses plus grands succès furent un Napoléon dont la main fourrée dans sa pelisse saisit un membre turgescent et un De Gaulle en conférence de presse dont les pieds nus baignent discrètement dans une bassine fumante !
Ils sont là, autour de moi, pas gênés par leur double bouffon punaisé au comptoir, bons danseurs de baluche, gros mangeurs d’escargots, de champignons et de friture du canal, baignant dans l’euphorie larmoyante des grands verres de blanc et de la choucroute acide, échangeant des œillades avec leurs femmes chaque fois qu’ils saisissent une saucisse, qu’ils l’enduisent de moutarde et l’enfournent bruyamment “-slllllllllurp !”. J’apprendrai un jour que Robert, patron du bar concurrent, a voulu attirer Albert dans son troquet, “blanc à volonté en échange de caricatures.” Guy a fait une scène, Albert a réintégré son quartier général et la guerre des bistrots n’a pas eu lieu.
Final, sortez mouchoirs.
Albert est mort.
Je l’ai appris il y a quelques minutes. Pas un instant je n’ai pensé descendre à la prochaine escale – à Linz – pour tenter de regagner la France, pour assister à ses obsèques. Il ne s’agit pas de préférer la musique pour laquelle je suis ici, à bord du SOFIA, au milieu de Bulgares, Magyars, Grecs et Turcs, à cinquante sept ans d’amitié. Je ne pose pas chaque terme sur le plateau de la balance. J’ai d’emblée la vision de l’événement, de l’église, il n’y allait jamais, son père Yvon chantait avec la chorale, du cimetière – lequel ? G. ou M. ? – où les pleureuses de service exhiberont leur deuil, leur chagrin réel ou composé !
Albert est mort, j’ai essuyé un flot de larmes immédiates puis je suis retourné écouter un concert qui aurait peut-être plu à mon pote, je me suis consolé à cette pensée, avant d’être emporté par la musique.