Je suis devant l’hôtel entièrement vitré. Ce n’est pas comme une gare ou un carrefour, et pourtant c’est comme une gare ou un carrefour, je suis dans un hôtel entièrement vitré, je suis à l’extérieur de cet hôtel, parfois j’y entre, les murs sont facilement friables, humides, l’année précédente les fondations n’étaient qu’un trou dans le sable entouré de parpaings gorgés d’humidité et d’ombre, ce qui donne l’odeur de la naissance des choses.
Un hôtel face à la plage, face à mer. Toutes les fenêtres et les balcons regardent la plage, regardent la mer, montrent la plage industrielle, la plage piquetée de mats froissés de coton lustré, fichée de lignes mathématiques, lignes de parasols aux couleurs semblables qui font zones, chaque zone colorée aux armes des hôtels, chaque hôtel possédant sa couleur – en général, pas agressive, tonique, choisie pour sa capacité à rassembler, les clients de l’hôtel se repèrent comme dans la gare on se repère comme au carrefour on se repère – et les vitres, car l’hôtel est vitré entièrement, montrent aux clients que les autres clients sont comme eux et se repèrent comme eux, en se fiant à une couleur, à une mer plate, à une plage ratissée, Angelo ratisse la plage chaque matin. Parfois un laurier-rose dans un pot face à l’ascenseur où ma mère se regarde. Le miroir de l’ascenseur est une vitre. Ici il n’y a que des reflets. Les mouches se trompent en se cognant.
La piscine du bateau n’est pas une piscine mais une table où s’installent les clients, jambes pendantes dans l’eau.
Le jeu de cartes n’est pas un jeu. Le nombre de joueurs ne compte pas. Si quelqu’un arrive, il peut venir s’asseoir dans la ronde, prendre part à la ronde, le lieu est extensible, le jeu est extensible, ce jeu n’est pas un jeu. Avec chaque nouveau joueur s’ajoute un nouvel événement et c’est ça qu’on attend. On attend l’événement. La main de cinq cartes va-t-elle passer d’une main à l’autre ? Un joueur la propose au suivant qui dit oui qui dit non qui dit je prends ou je ne prends pas, à l’image de la vie. C’est réellement sans importance. Quotidien. Sauf que ça ne durera pas ce quotidien. On appelle ça une parenthèse. Quand on en sortira, le normal reprendra, les joueurs passeront leur chemin si bien qu’on ne saura pas qu’ils sont joueurs. Il n’y aura plus de jambes pendantes. Les cartes seront empaquetées. La mer vidée. Les vitres aussi. Ce sera l’hiver.
L’hiver, ils vivent dans les sous-sols.
Angelo dresse son chien et lui apprend des tours, comme aboyer comme s’il chantait et ramener son chapeau. Rhino ne fait pas la cuisine. Il dort longtemps le matin, sauf pour aller pêcher. Alberto quitte ses chemises impeccables pour des t-shirts informes, se laisse pousser la barbe, on ne sait pas qui il est. Nina regarde la télévision de Berlusconi en cousant. Ruggero vend des chaussures à Parme. Boggetti entre dans l’usine de machines à écrire où il travaille, l’usine Olivetti. Madame Cofini s’achète une lampe à abat-jour en verre de Murano et l’installe dans le salon sur la console de marbre, et lorsqu’elle a de la visite, elle présente le salon en ouvrant les portes battantes, uniquement pour les yeux, car on n’y entre pas. Tout est neuf. Au même moment, monsieur Cofini, son mari, reçoit des souffrances dans son cabinet de médecin. Oedipo traîne dans les cafés près du billard. Ethelvoldo lit le journal, puis il part en tournée. Les arguments de son spectacle sont simples : le roi, la fille, le prétendant, le jaloux, le ridicule, le traître, les noces, le meurtre, le combat, le mensonge, la mort. La beauté tient aux fils qu’il actionne depuis là-haut, même s’il commence à fatiguer, les douleurs aux épaules à cause des marionnettes, lourdes, lourdes du bois sculpté des membres articulés, lourdes d’armures de chevalier, de princesses à hennins. Ethelvoldo est le seul qui fasse corps à corps avec la fiction, le seul qui sache s’arracher vers l’ailleurs des histoires. Tous les autres vivent au premier degré. L’enterrement d’Ethelvoldo a eu lieu dans la réalité d’une fiction douce, il n’avait pas d’enfants, donc personne n’est venu, personne d’autre que des clients de gares et de carrefours, issus d’une autre réalité et, si l’on est très optimiste, les anges des Ailes du désir.
Ethelvoldo a disparu, tu peux toujours chercher, c’est ce que je me dis, tu ne sais rien, c’est ce que je me dis, tu n’as accès à rien, tu ne peux que rassembler des parasols fermés sur la plage et la mort d’Angelo avec. En ce moment, maintenant, il y a toujours des parasols et Angelo est toujours mort. Son chien s’appelait Leïla, c’était une chienne qui est toujours morte elle aussi. Des marionnettes de chiens, Ethelvoldo en avait, ainsi que des marionnettes du loup qui représente le grand danger inéluctable et non pas un simple animal, tout est fictif. La marionnette du chasseur le course, et c’est Ethelvoldo qui court d’un bout à l’autre du castelet en poussant des cris déchirants. Non pas que ses cris soient déchirants au sens premier, juste qu’ils déchirent le rideau du réel, un rideau de velours rouge, je ne sais pas où ce rideau se trouve maintenant ni s’il s’ouvre ou se ferme encore. Sur quoi s’ouvre-t-il, sur quoi se ferme-t-il sont des questions qui m’indiffèrent, il y a toujours de la matière, quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, on est obligé de penser la matière, sinon le cerveau meurt. On est obligé de penser. Sauf que sans les rideaux, on a peur. Descends, allons descends. Dans l’eau saumâtre. Reviens, c’est rien, reviens. À la terre tremblante. On a peur de voir que les feuilles sans armatures tremblent au soleil. Les feuilles tremblantes. Ce n’est pas le titre d’un livre ou d’une chanson, les feuilles tremblantes. C’est le titre de la vie d’Ethelvoldo et d’Angelo, le titre que mon cerveau donne à leur vie, du quotidien. Et j’oublie de réaliser qu’il y a quelques jours, pour des questions de place, l’image de Boggetti, l’homme qui fabrique des machines à écrire, a disparu du cadre, a été recouverte par une autre photo de quelqu’un de vivant, ici, maintenant. Quelqu’un qui court jusqu’à épuisement. Je jugeais sans savoir. Il n’y a pas de premier degré.
Je suis perdue dans les mots et les images comme dans un rêve ou un cauchemar peut-être, mais peu importe, la sensation n’est pas désagréable. C’est comme se poser la question fiction ou réel? La peur un peu mais pas vraiment parce qu’au fond c’est la question sans être la question. Ce texte me parle et je ne sais pas pourquoi…
Rétroliens : #été 2023 # 05 non bis | à l’aveugle – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer
sec, rythmé, pointu et aussi en pointillé, une belle lecture, à suivre et poursuivre
» Ethelvoldo est le seul qui fasse corps à corps avec la fiction, le seul qui sache s’arracher vers l’ailleurs des histoires. Tous les autres vivent au premier degré. L’enterrement d’Ethelvoldo a eu lieu dans la réalité d’une fiction douce, il n’avait pas d’enfants, donc personne n’est venu, personne d’autre que des clients de gares et de carrefours, issus d’une autre réalité et, si l’on est très optimiste, les anges des Ailes du désir. […] il y a toujours de la matière, quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, on est obligé de penser la matière, sinon le cerveau meurt. On est obligé de penser. Sauf que sans les rideaux, on a peur. »
Malice et agilité verbale dans ce texte qui campe la vie oisive autant que la vie laborieuse de l’amuseur marionnettiste (mon préféré).