/
Georges
La porte passée, nous sommes allés chercher du bois, traversé le jardin jusqu’au bûcher. Il nous restait un peu de l’élan qui nous avait projetés, emportés, aspirés de la Halle vers la maison ; sur la pointe des pieds, nous jouions un jeu dans la pénombre, enveloppés, cernés, inquiétés par les cris sifflés des martinets plongeant en spirales, remontant, voltant, cherchant vers quel gîte se poser enfin jusqu’à l’aube.
Elle a remarqué le portrait avant même que je craque une allumette, le lustre diffusait une laitance suffisante ; comme je l’ai dit plus haut, les yeux de Georges étaient « paniques », sans accent aigu, une apposition, un attribut du sujet « ses yeux », elle dit « ses yeux, qui est-ce ? » « c’est Georges, un grand-père, l’homme qui vivait ici, pour qui cette maison a été achetée » « tu me raconteras ? »
Intérieurement, j’interpellais Georges, que pouvais-je raconter, je ne l’avais pas connu, pas plus que l’autre, le disparu sans laisser d’adresse, seul un prénom… Emile… J’appelais Georges comme pour lui demander l’autorisation de parler… le feu de cheminée avait pris ; comme si je l’avais écrite dans un cahier, je commençai la litanie des cartes postales patiemment construite à partir d’un album jauni.
Sur cette photo, tu es en grande tenue. Robe noire, toque à bande d’argent. Tu es greffier à la Justice de Paix. En face de toi, le juge, vêtu lui aussi de sa robe, tête nue. De quoi parlez-vous ? Peut-être du dernier article que tu as publié dans l’Indépendant dont tu es le correspondant. Explores-tu la littérature de ton temps ? Connais-tu Dada et le Surréalisme ? Ta bibliothèque semble bien conformiste : Sully Prudhomme, Paul Bourget, Anatole France, quelques Musset ou Vigny, pas un seul Hugo ou Zola, pas de philosophe.
Quand as-tu ressenti les premiers symptômes de la tuberculose ? Quand ton père, le patriarche paysan, a-t-il décidé de te sortir de la ferme que la maladie t’aurait empêché de maintenir, de développer comme il l’avait fait, pensant à toi peut-être ? Le mal qui épuisait ton corps et l’ambition du père t’ont conduit à étudier au Collège Désiré Nisard de Châtillon sur Seine, puis à Bourges où tu « fis ton droit ». Dans le bourg voisin de la ferme, tu t’installes dans une maison, cette maison où nous observons ton regard panique. Tu te soignes avec des sels d’or, remède cher et incertain, rongeant ton foie et tes reins, tu caches tes souffrances, tu es une personnalité locale ; une photo te montre en chapeau au milieu d’un groupe des notables, conseil municipal, comité des fêtes, club philatélique ? Une autre en dandy, pantalon rayé, veste à un bouton (smoking ?). Tu t’appuies à une console d’où émerge un palmier nain. La raie au milieu sépare tes cheveux bien lissés en deux parts égales, tu ébauches un sourire, tu sais, pour la mort, tes yeux, le disent. Tu ressembles à Marcel Proust. Tu poses, tu aimes la fête, tu sembles apprécier le costume, voire le déguisement… tu adores manipuler cette canne qui te brûle les doigts, elle n’est qu’un accessoire de ta tenue ; c’est ton ami Emmanuel qui a conseillé la pose, pris le cliché, il en a tiré quelques croquis pour de futurs tableaux.
Emmanuel
Un clerc de notaire, genre Bartleby à grosses lunettes, au mégot fiché dans une bouche large, Panurge pour le langage, la verdeur, la farce et la fête. Il habite à douze kilomètres de Georges et Suzanne, distance qu’il couvre sur son vieux biclou sans changement de vitesse, vareuse ceinturée à la taille, pantalons serrés aux chevilles, chaussures de ville bien cirées, pour venir se chauffer chez ses amis au hasard des rencontres.
Tu sais la maison accueillante, les enfants te font fête dès ton arrivée, avant que tu aies enlevé ton éternel béret ; chacun se demande ce que tu as caché dans ta musette ; on connaît tes trois passions : l’amitié indéfectible avec Georges, ancien copain en fac. de droit, la peinture, l’archéologie.
Tu peins pour tes amis, tu te sens porté par le voisinage de Renoir, dont la maison, et la tombe sont à E., à une lieue de chez toi. Tu peins des natures mortes, des paysages peuplés de baigneuses alanguies dans ton jardin du bord de Seine ; tu peins des nus innombrables, grandes femmes robustes comme l’était Aline, le modèle qu’Auguste finit par épouser, qui tapissent tes couloirs (peu éclairés), mais aussi un petit salon où les genres se mélangent. Tu n’exposes pas tes œuvres dont nombre choqueraient les braves gens sarclant, taillant, vendangeant leurs vignes de Champagne, tu les offres à qui sait les apprécier, tu signes « MaMa ».
Aujourd’hui, c’est une pointe d’arme (javelot ?) que tu offres à tes amis, cadeau de la société archéologique du Châtillonnais, probablement trouvée à Vertillium où un village gallo-romain a été récemment fouillé. Tu aimes ces « objets », souvent fragments qui te relient à une histoire que le musée local racontera un jour.
Autour de vous, la France, s’inquiète de ce pitre Hitler, de ses gesticulations ; le correspondant allemand du fils de Georges, en séjour linguistique appartient aux hitlerjugend, il te fait peur, à seize ans, parle d’un « devoir sacré à accomplir ». Georges meurt de la tuberculose en mai 1940, tu es inconsolable, tu t’engages dans la résistance, tu vis dans les bois, à G. dès l’occupation, ton action t’emmènera jusqu’à Paris où tu t’installes en 1947. Tu achètes une baraque près de Gisors, la lumière du Valois t’inspire. Depuis que mes parents ont quitté la France, tu es devenu le grand-père absenté, le parrain-conseil. C’est toi qui me suggères d’aller à Vincennes où la nouvelle fac te semble répondre aux besoins de culture, de liberté que tu me connais. Grâce à toi, je vais rencontrer Richard, Viola, Penelope, Fatma et les autres.
Richard
Les cheveux, d’abord, comme on les portait souvent après 68, après Hippie, hippie pie…, mais blonds, à peine teintés de roux, une nuance ; et cet accent anglais parfait, précieux, qu’apprécie Viola, chargée d’un séminaire sur « L’imaginaire dans le roman américain », quand soudain, tout s’explique, il est Anglais, British pur malt ; pendant nos deux ans de travail sur M.D., il utilise une édition « compressée » alors que toutes nos références sortent du Penguin classique ; obligé de se rapprocher de ses voisins pour suivre les « extracts » ou le chapitre « cetology » ; forcément, ça crée un lien, des liens lorsqu’on change de camarade-penguin. Petit à petit, Richard s’installe dans mon voisinage immédiat, collègues de travail, attelés aux 687 pages désormais surlignées en jaune (pour moi), en bleu (pour lui), ou parfois en vert (superposition).
On commence à parler, de lui, de sa vie d’aujourd’hui, de ses vies d’avant. Je vous livre en vrac, mais quasi chrono. Père ???, mère dans sa petite maison de brique à Chesterfield, un frère plus jeune, université de Reading (programmatique indeed) où il suivotte deux ans sous Thatcher ; n’en pouvant plus de la dame, franchit le channel et bricole sur les autoroutes belges à casser du macadam-bitume, odeur de fusion inoubliable, amours avec C., Italienne et maître queux (ça se met difficilement au féminin), amitiés à Louvain, Charleroi ; arrive à Paris, loue une piaule (9 m2) à la porte de Vincennes, bosse aux « entrepôts d’Ariane » (sic) au milieu du monde entier venu approvisionner le Sentier en énormes cartons discrets bourrés de fringues ; décide une inscription en fac (Vincennes), licence en cours, cumule quelques U.V. au p’tit bonheur, tenace, devient traducteur technique, libéral et maître de son temps.
Ensemble, nous partirons souvent manger des pralines sur les lieux dont j’ai parlé plus haut. Un soir de dîner d’anniversaire dans le quartier Montparnasse, il arrive avec Penelope (sans accent, sauf sur le e final), ancienne copine connue à Reading, traductrice elle aussi, en exclusivité pour une entreprise chimique du Lyonnais.
Penelope
Sans accent – c’est vrai, je viens de le dire -, mais dont le e final doit être prononcé ii comme elle nous le fait royalement comprendre. « Vous, les Français, si fiers de votre e muet, ça va vous changer ». Les Français se sont adaptés, après quelques tentatives maladroites de diminution, Penny ou Pen, vites réprimées par deux yeux d’acier bleu, nous avons articulé sans plus y penser, ce prénom vieillot au charme homérique.
Penelop’était (je m’autorise ici une élision qu’elle aurait désapprouvée) née au Kenya où son grand-père avait fondé une énorme ferme d’élevage ; enfance entourée de petits kenyans ; jusqu’à six ans, parlant le swahili mieux que l’anglais, partant explorer la brousse ou la savane protégée par une cohorte de Masaï, dévoués à son grand-père, à sa grand-mère, comme les beefeaters à la reine Victoria ; envoyée poursuivre des études en Grande-Bretagne, elle croise Richard à l’université de Reading où elle obtient un master de français ; lors d’un « salon de la chimie » où elle est interprète, rencontre le patron d’un groupe international ; embauchée à plein temps, s’ennuie à mourir en traduisant des notices techniques ; connaît peu de parisiens, prend des cours de claquettes.
Pourquoi, pendant plus d’une année entraîne-t-elle JMG dans les cabarets de la rive gauche où chantent des émules de Brassens ou de Ferré, comment peut-on vivre une amitié amoureuse sans franchir la barrière invisible, les « barricades mystérieuses », c’est Virginia Woolf qui tient sans doute la solution de l’énigme, mais de cela, je n’ai encore rien dit.