C’est à cause de la couleur, du contraste, d’une sorte d’incongruité, peut-être… Le car surgi au virage, derrière un poids-lourd, était bleu, bleu comme le bus de ramassage scolaire apparu pour moi, pour la première fois à l’automne 19.. entre les châtaigniers roussis, les haies de fusain entourant les pavillons, les immeubles à peine achevés où des hommes en tenues blanches, évoluant sur des plates-formes suspendues peignaient de couleurs pastel (bleu, rose) des loggias aux frêles rambardes. C’était un transport poussif, une cinquantaine de gamins se bousculaient pour escalader le marchepied : chacun tendait le bras vers le conducteur, exhibant sa carte d’abonnement, attendant le feu-vert du regard avant de se ruer vers les ultimes places assises.
L’itinéraire du matin, par Bougival, Louveciennes, Voisin, Marly-le-Roi, St Germain, m’apparaît aujourd’hui comme une promenade suivant les peintres impressionnistes, mais nous regardions peu par les fenêtres, chaque trajet était une aventure en soi, à l’intérieur du gros autocar. Les ainés, occupaient la banquette du fond, où les filles ne s’aventuraient guère, les plus jeunes tentaient de se regrouper par bandes, appartenances d’âges et de quartiers, les sièges doubles étaient convoités par les « paires inséparables », rarement mixtes où s’ébauchaient des idylles d’une demi-heure. L’assurance de se revoir le lendemain gonflait alors d’espoir. On s’observait, portant une grande attention aux vêtements ; la mode était aux blue-jeans décolorés, aux pull-overs de laine tirés jusque sous les genoux, aux longues écharpes de couleurs vives, aux duffle-coats à larges capuches cachant ou dévoilant parfois des chevelures décolorées à l’eau oxygénée. Il était de bon ton d’arborer sous son bras, comme un trophée, comme un appât, le livre de poche à la mode, Sartre, Camus pour les garçons, Beauvoir ou Mary Webb chez les filles, les médecins méritants d’A.J.Cronin pour tous ; prétexte à engager la conversation, à dons et contre-dons.
A destination, on traversait la ville grise jusqu’aux lycées, filles ou garçons, séparés à l’époque arpentaient les rues par petits groupes rarement mélangés, isolés par une forme de peur (?), de honte (?) au regard des copains attentifs à tous signes manifestes de rapprochement ; rares étaient les mains tenues, plus rares encore, les bras enserrant une épaule ou une taille, plus fréquents, les fous rires… Qui visaient-ils ? On s’arrêtait peu en chemin, seules quelques vitrines, un luthier de cuivres aux tubas, trombones et saxophones rutilants, un disquaire où les vedettes de l’époque dédicaçaient leurs 45 tours ou signaient leurs photo, un marchand de bonbons, boules de coco multicolores, mistrals, gagnant parfois leur double, souris molles ou dures enrobées de chocolat ; les démunis guettaient la sortie des nantis, pleuraient pour un roudoudou…
Une nuit, la ville de St Germain en Laye se couvrit de bleu ; « de bleus », d’affichettes reproduisant des télégrammes ; il y en avait partout, jusqu’à des hauteurs les rendant illisibles… peu importait, il suffisait d’en voir un pour les lire tous :
« Appelons de Gaulle », « Appelons de Gaulle », « Appelons de Gaulle ». Certains grands, camarades de première ou terminale tendaient les bras, les ongles, arrachaient quelques « bleus » dont les plus fraîchement collés venaient facilement. Les mioches du premier cycle, à la conscience politique peu affutée ne voyaient que du bleu ; de Gaulle était un héros de la dernière guerre, nous ignorions tout de ses ambitions réelles ou supposées d’alors. Plongés dans la routine du secondaire, dans la grande ville, les flirts de l’autobus ou de la bibliothèque municipale, nous avions d’autres chats à fouetter. Pourtant, peu après les petits bleus, de Gaulle arriva au pouvoir. Un matin, les murs du lycée étaient balafrés de slogans goudronnés au noir : « PAIX EN ALGERIE », un long « monôme » mené par un grand traversait les cours, ralliant au passage les petits inconscients ravis (« nous partîmes cinq-cents mais… ») de ce défi à l’administration, à la discipline, aux pouvoirs de toute sorte. Il y eut des sanctions, les meneurs lavèrent les murs pendant des semaines, aidés par de petits bénévoles.
Il arrivait que le car bleu ne parût pas sur les hauteurs de Bougival. Notre plateau n’était accessible qu’au sommet d’une côte abrupte essoufflant, par temps normal, le vieux moteur SAVIEM ; l’hiver, nous espérions que le verglas, la neige l’empêcheraient d’atteindre nos arrêts. Dans la lumière du matin, les conversations, les paris : passera/passera pas allaient bon train ; après une demi-heure d’attente, les défections commençaient, vers les pentes enneigées. Déjà certains sortaient les luges, entraînaient leurs copains, leurs copines ; on rentrait se changer, expliquer aux mères que le car ne passerait plus, on ressortait couverts de Nivea, dans nos anoraks orange coiffés de nos bonnets rouges éblouis par le grand soleil d’hiver.