#atelier d’été 05,5# Echappé.

(en cet été de tour de France, un collage à partir d’un texte long, sorte de roman-cycliste, divers points de vue sur un « bruit »)

Léopold   – Il y a eu un bruit… – Un bruit… – Oui, un bruit… métallique… et… – Et ? – Et… c’était bizarre, vous comprenez, ce bruit…, comme de tuyaux heurtés… en pleine campagne. – Ça roulait vite ? – … – Je veux dire,…,vous étiez à fond… ? – Je repartais… après une côte… j’ai pensé à un chasseur… mais assez loin… puis à un câble qui aurait lâché… il faisait frais… soleil d’automne puis nuages… les haies jaunissaient, ternissaient… la poussière… – Oui, mais… le bruit ? – Des tubes, oui, c’est ça, tubes plutôt que… tuyaux… acier, son proche des cloches… – Pas de Doppler ? – Le vent ? – … oui, un peu de vent… pas fort… de face, de côté.. .plutôt ouest… mais je n’en jurerais pas – Le vent, … un rapport avec  le bruit ? – … je ne sais pas… sur le moment, je n’y ai pas pensé… – Des camions ? – Oui, … sans doute…. pas plus qu’ailleurs… des ouvertures entre les haies… faut comprendre… se représenter ça en vitesse… souvenir, gommé… des dégagements sur des villages… toute cette paix, à portée… une cheminée, très haute qui marque l’entrée de la vallée… usine… même un train… passage à niveau fermé… clignotant rouge… deux wagons neufs… miroirs… ébloui par le soleil en attendant… très rapide… Mavrokhordatos ? Semé, quelque part, dans une montée… sans doute… il me parlait avec ce foutu accent… à un moment, il n’était plus là… ça pouvait faire des kilomètres… entre nous il y a des silences, et puis ça repart, le temps, sa famille, sa religion orthodoxe jusque dans son patronyme… parfois il parle même de ses lectures… il aime surtout un romancier qu’il appelle Mortin… pour lui faire plaisir, je fais comme si je le connaissais… comme si tout le monde le connaissait. Il s’embarque dans des livres… il me raconte… ça passe le temps. Dans les côtes, il ne parle plus… pour ça que je n’ai rien remarqué… je pensais… il est derrière… il va rentrer… dans la descente… la dernière histoire ? … attendez… – Moi, je comprends pas qu’on puisse s’intéresser à ces romans… il ne se passe rien… même quand il raconte, je vois bien qu’il est obligé de mettre le ton… expliquer… souvent, il perd le fil… lui-même… c’est comme ce bruit… c’était peut-être Mavrokhordatos… c’est peu après que j’ai remarqué qu’il avait décroché… il aurait pas aimé que je l’attende, que je le cherche… susceptible… – Il n’y avait pas beaucoup de vent… je vous l’ai déjà dit… il augmentait au fur et à mesure qu’on montait… j’avais remonté la fermeture éclair jusqu’au menton… j’ai dû arriver vers onze heures dix… Mavrokhordatos avait lâché prise depuis un bon moment… je dirais… une vingtaine de minutes… mais il aurait pu revenir avant les Echalliers… c’est là que je l’ai attendu… après, ça descend jusqu’à Rèbre. Les gendarmes m’ont dit “ pas d’accident… disparu… votre ami Mavrokhordatos a carrément disparu”… ils avaient plusieurs témoignages d’automobilistes… dans les deux sens… ils avaient entendu un bruit et découvert la route vide… soudain… plus personne…      

Mavrokhordatos   –       Il se remit à pédaler, constata qu’il pouvait fournir un effort normal et se demanda s’il pourrait rattraper Gigi ou Lopez ou le Cachalot avant St Antoine. S’ils ne l’attendaient pas à la fontaine, il pouvait encore espérer les rejoindre dans la descente vers Rèbre.Un bien-être nouveau l’habitait depuis “l’incident”. –       Au point de départ, il y avait eu un bruit… sorte de claquement… il avait pensé à la mèche d’un fouet, à un coup de fusil dans le lointain – mais pas trop – , à la rupture soudaine d’un câble de frein. Il avait ralenti, sollicité toutes les manettes pour tester son matériel, puis, ne constatant aucun défaut, avait repris son allure. –  Il sentit qu’il les avait semés, qu’il les avait bien punis, chacun son tour, de ne pas l’avoir attendu quand il était à la peine ;  il tourna la tête, il  ne vit  personne.A St Antoine, Il était seul, de nouveau, à l’entrée du village. Il passa en roue libre et se redressa pour soulager ses fessiers et son entrejambe en feu.

Léopold   – Je vous ai tout dit… ce n’est qu’un événement minuscule , un instant dans un trajet de plusieurs heures. – Un de vos amis… Lopez… Lopez Lebrija Adolfo… de Valence, Espagne… maçon, immigré de première génération. Il déclare, attendez… greffier, où est donc ce papier ? J’étais sûr de l’avoir à la main. Ah, le voilà, écoutez, s’il vous plaît. Ah oui, “ Gigi se sentait moelleux ce matin là. ” Voulez-vous m’expliquer ? – Ben… c’est du langage cycliste caractéristique. On ne voit pas passer les côtes – on dit “les talus” ; on est bien, prêt à “flinguer” si l’occasion se présente… on est moelleux…    

JMG   – St Agape -…St Agape – St Antoine -…St Antoine – Rèbre -…Rèbre -Irancey -…Irancey – Les Echalliers -…les Echalliers – Le bois Grandjean -…le bois Grandjean – L’ Espérandieu -…l’Espérandieu – Ternet, Chamelard, Alliost-Chambard -…Alliost-Chambard, Ternet, Chamelard – Des noms – La géographie -…la création du monde    

Gigi   – Qui rencontrez-vous lors de vos sorties cyclistes ? – Le noyau des fidèles… Léopold, le Cachalot, moi… de temps en temps, des gars se joignent à nous… lancent des défis, des sprints fous au pied des talus. Nous, on joue le jeu ou pas, c’est… selon… – Selon ? – La forme du moment… les conditions météo… les kilomètres déjà avalés ou à venir… On en a semé beaucoup de ces gars qui filaient vers le sommet, se faisaient manger dans la descente,… plus rien dans les cuisses au premier faux-plat… les cuisses c’est le plus important – Bon, les cuisses, d’accord… jamais de compagnon de route du nom de Mavrokhordatos ? – Je ne m’en souviens pas… il me faut des images, tenez, la couleur de son maillot… la marque de son vélo. Et d’abord, à quoi il ressemble, ce type,… son visage,… grand, petit,… roux, blond, brun… C’est trop vague pour l’instant – Nous croyons savoir qu’il est grand, très maigre, très brun. Il roule Italien, de plus il est orthodoxe et parle souvent littérature… son auteur préféré… Mertan, Mortin… Martin sans doute      

Balanche   Mavrokhordatos ? oui, je le connais plus ou moins, il aime pédaler avec nous le dimanche. Il tient la route, il suit la cadence et chante en sourdine des mélodies Grecques, Slavones, des antiphonaires ? Je ne sais même pas ce qu’il fait comme travail… une petite librairie d’occasion dans une des rues piétonnes d’Irancey… doit fréquenter les salles des ventes, les bouquinistes, les brocantes… Il s’y connaît en musique… classique ou romantique… je crois qu’il a étudié au conservatoire… lequel…? violoncelle ou contrebasse. Quant au bruit, métallique vous avez dit ? C’est Léopold qui vous renseignera, ou peut-être Lopez…    

Lopez- Mavrokhordatos   – Oh, le Grec, je te rattrape. Mais dis donc, tu as changé de maillot… – Ouais, salut Lopez, il te plaît ? Et la Catalogne, ça va ? – Pas tout à fait la Catalogne, plutôt le Royaume de Valence… tu sais, les Valenciens ont une fierté qui remonte au temps du Cid, de Rodrigue… il a régné à Valence, Chimène aussi. Nous sommes une enclave démocratique, très autonome et fière dans la péninsule. – Sur nos vélos, tu pourrais aussi nous comparer au Quichotte et à Sancho. – Encore deux Manchegos. C’est pas toujours bien vu là-bas que le héros le plus connu de la littérature espagnole, voire mondiale, soit un Manchego au casque ridicule, qui se fait rosser toutes les dix pages. Il n’y a pas beaucoup de mes concitoyens qui comprennent cette extraordinaire critique de l’épopée… dans la Mancha, la saga réelle ou mythifiée de Rodrigue et de Chimène est plus appréciée que celle du chevalier à la triste figure.  

Mavrokhordatos –Balanche   – Ouais, tu as roulé la semaine dernière avec Lopez… toujours en forme notre Espagnol ? Son pays ne lui manque pas trop ? – Je ne sais pas s’il le regrette… on a parlé du relief, sa vision de cycliste des plateaux de Castille ou de la Manche. Moi je le considérais comme Catalan,… il est plutôt du pays de Don Quichotte.  Quant à son entraînement, il ne craint personne… tu te rappelles… quand nous roulons ensemble, il prend des longs relais, il a un souffle… – Les copains se réveillent au printemps, tu es le deuxième à me proposer une sortie depuis que le soleil a pointé son nez. – Bien… je vais lui proposer de monter l’Espérandieu, par la voie Sud… la seule vraie… tu en es ?