Asphalte

Trente-et-un dehors, on étouffe un peu dans le bureau, avec les disques durs qui tournent, mais j’explique à la comptable qu’on ne peut pas ouvrir la fenêtre, à cause du bruit des travaux. En bas je vois les ouvriers qui sont en train de refaire l’étanchéité du parking. Ils sont une douzaine, en tout. Il y a trois machines un peu baroques, un peu steam-punk, avec plusieurs cuves, cheminées diverses, robinets en tout genre. Une fois mise en route, la machine n’attend pas, elle se met à cracher sa lave non-stop, alors les hommes se dépêchent, il y en a un qui malaxe sans arrêt le mélange, d’autres récoltent le bitume dans des seaux de petite taille, en bois, cerclés comme des vieux tonneaux, et ils se passent les seaux de l’un à l’autre, cela semble presque ludique, vu d’en haut, et d’ailleurs certains se marrent ; avec leur seau en bois, c’est une scène un peu moyenâgeuse, ils font la chaîne comme autrefois lorsqu’on voulait éteindre un incendie, sauf que là c’est un peu l’inverse, au bout de la chaîne on verse la matière brûlante, les types font ça d’un geste qui semble presque négligent, mais ça tombe au bon endroit. Au bon endroit, c’est-à-dire juste devant celui qui est par terre, chargé d’étaler l’asphalte.

Lui, c’est le même ouvrier depuis le début, le chantier dure depuis plusieurs jours, lui c’est le seul Noir de l’équipe, sans doute un hasard, en tout cas il passe sa journée à genoux, ou à quatre pattes, il est muni d’une sorte de taloche en bois et il étale l’asphalte dès que le contenu du seau est renversé ; puis il avance tant bien que mal jusqu’au point suivant, les genoux protégés par des coquilles en plastique blanc, en revanche ses bras sont nus, aucune protection non plus pour le visage, il a le nez dans le bitume brûlant et fumant et entre deux seaux il se redresse, soulage un peu son dos, son nez ses yeux sa bouche, et il regarde au loin, dans la direction opposée au chantier, on dirait qu’il est ailleurs, qu’il pense à quelque chose de très éloigné de tout ça, sa famille peut-être, son pays, ou bien son week-end qui est encore loin, jamais il ne se retourne pour voir où en est la progression des seaux ni comment se présente la chape, il ne regarde pas ses collègues, il ne voit que leurs jambes de pantalon, leurs grosses chaussures de chantier, il voit l’asphalte brillant aveuglant sous le feu du soleil, et puis il voit la gueule du seau qui se déverse brûlante et c’est le moment de se jeter sur la pâte fumante, vite vite avant qu’elle ne durcisse, il en fait une couche bien plate, une nappe d’environ cinquante centimètres de long, trente de large, et son geste est sans hésitation, ample mais sans emphase, ça n’a l’air de rien mais c’est sans doute assez technique, combien a-t-il fait de seaux maintenant ? L’ouvrier qui est chargé de répandre le contenu des seaux devant lui est le seul à observer son travail, il a quelques secondes de répit avant qu’un autre seau n’arrive, il observe mais ne fait pas de commentaires, visiblement peu de mots échangés entre ces hommes, faut dire que les machines font un sacré boucan, il y a aussi des chalumeaux un peu partout, reliés à de grandes bouteilles de gaz, allumés en permanence, leur bruit lancinant de soufflerie, d’autres gars s’en servent pour souder entre eux des éléments du sol, on dirait qu’ils malaxent des bandes d’un tissu spécial avant de diriger la flamme sur cette matière, on n’en est pas au même stade sur toute la surface du parking : il y a plusieurs couches d’asphalte, séparées par des bandes de papier perforé, comme du papier à musique géant, je ne me doutais pas qu’il y avait du papier dans l’asphalte, mais renseignements pris, c’est toujours le cas lorsqu’on travaille l’étanchéité des sols, en tout cas il faudrait connaître ce que ces feuilles de papier racontent, ou quelle est la musique qui y est écrite, mais on ne peut pas le savoir, la deuxième couche d’asphalte arrive très vite, le papier enfermé à tout jamais, et puis quand c’est fini, c’est extrêmement beau, surface brillante, d’un noir intense, vierge de toute trace intempestive, les ouvriers ont fait du bon boulot, à dix-sept heures ils s’en vont, ils sont chez eux maintenant, incapables de faire grand-chose après la douche, éreintés, brûlés par le travail, et après c’est le tour d’autres travailleurs de venir, plus jeunes, plus qualifiés, mieux habillés, chaussés de mocassins ou de sneakers, ils inspectent, ils mesurent, ils prennent des photos avec leur téléphone, des notes avec leurs tablettes, et marchent avec précaution sur cet asphalte tout neuf, l’asphalte possède de nombreuses qualités, il est isolant, ductile, malléable, souple, agglomérant, on peut lui adjoindre des tas d’épithètes merveilleuses, c’est beau, on voudrait s’allonger dessus, et ces jeunes gens aux chaussures de ville ont l’air de trouver ça beau, eux aussi, mais seul cet ouvrier noir sait à quel point c’est beau, l’asphalte, on ne saurait s’en passer.

A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

5 commentaires à propos de “Asphalte”

  1. mais j’espère (et sais que non, cela n’est pas) il protège un peu son nez, sa bouche, ses poumons de cette beauté
    (ceci dit texte aussi beau que leur travail)

  2. Monsieur Poussin, je vous ai compris… et je vous relirai avec plaisir. Merci d’avoir rejoint ce club de l’Atelier d’été qui sera donc fait d’asphalte (pour moi de bitume) et de belles rencontres. A +

  3. ah ah! Me retrouve tout à fait dans cet auto-portrait. Bravo de passer la barrière… Vous lirai…