Après l’arrivée, les bagages et l’épreuve toujours un peu tendue des formalités, on se retouve devant le bus, ou aux alentours. Ceux qui connaissent guidant ceux qui viennent pour la première fois. Les fumeurs, impatients, sont partis en avant, les voici déjà tous regroupés un peu à l’écart. C’est le moment de dire quelques mots à chacun — il y a quatre galley donc, forcément des membres d’équipage que l’on n’a pas eu l’occasion de rencontrer et à qui il faut se présenter—. Des chocolats, des bonbons défilent maintenant dans le bus, les boites en aller-retour par-dessus les appuis-têtes, tandis qu’on roule. Le chauffeur est assis devant nous, un peu en contrebas, concentré sur la route, on l’entend de temps en temps répondre et poursuivre une conversation dans sa langue, à travers une oreillette cachée sous la masse de cheveux raides d’un noir de geai, aux reflets presque bleus. Accroché au large rétroviseur, pend et se balance un petit personnage à l’intérieur de plusieurs cercles de métal irisé qui s’emmêlent, se démêlent en tournoyant autour de lui, les lamelles torsadées donnant l’illusion d’une vitesse de rotation plus importante que la réalité. En léger fond sonore, montant de la radio, on perçoit les lentes oscillations d’une musique étrange. Derrière nous et jusqu’à l’arrière du vaste habitacle, les membres d’équipage, garçons et filles installés, regroupés ou au contraire dispersés, vont par petits groupes poursuivre des conversations à voix de plus en plus basses, de temps en temps un rire retenti, vite étouffé à mesure que le silence gagne peu à peu la cabine, les uns se reposant, installés, calés l’un contre l’autre, les épaules servant d’appui ou la tête contre la vitre et les autres, le visage éclairé, penché sur leur téléphone en quête de nouvelles de l’amoureux, de la famille, de la fiancée, quittés il y a déjà une bonne demie-journée pour ceux qui vivent près du terrain, tandis que pour les autres, ceux qui ont choisi la province, et qui sont « montés » la veille au soir, cela fait déjà plus de vingt-quatre heures que le fil s’est interrompu. Autour du bus, la circulation est de plus en plus dense à mesure que l’on approche de la ville où est situé l’hôtel dans lequel on logera ces deux prochaines nuits. Certains sortent progressivement de la torpeur bienheureuse qui suit presque toujours les vols long-courrier, sans doute en raison du temps de trajet, dont les habitués ont déjà calculé presque physiquement la longueur et le temps de demi-sommeil qui leur est accordé. Les têtes se tournent vers les fenêtres, on voit rien avec cette buée ! Dehors il fait encore chaud malgré le jour déclinant et le bus est climatisé à fond. Un vrai frigo !. Derrière les coulures et les gouttelettes d’eau, la lumière est devenue orangée. Elle donne envie malgré le halo d’une brume que l’on sait être de pollution intense. On distingue vagement des alignements de cabanes de la couleur de la terre, un peu jaune, un peu ocre rouge et des grappes humaines sont concentrées autour de certaines constructions qui disparaissent derrière les silhouettes serrées les unes contres les autres. L’oeil attrape la couleur des tissus, orange, bleu, vert, un large pantalon froissé blanc sale, un turban ocre, une silhouette de femme qui s’engage sur un chemin très mince, comme un fil sombre à travers des champs d’une herbe un peu grise. Autour de nous, des voix fatiguées, lentes et douces. On se croirait à…, tu te rappelles ? T’étais pas avec moi sur cette rotation quand on avait projeté d’aller à.. Le chef de cabine a déjà donné à chacun l’heure prévue pour le ramassage. On n’est pas encore arrivés, à peine posés, dit une voix masculine, voilà qu’il faut déjà songer au départ. Certains rient doucement. Les autres consultent le document, échangent leurs projets, le rendez-vous dès l’arrivée avec Majhoud, venu, le plus discrètement possible, proposer les blousons en cuir réalisés par son atelier, good price, good price ! c’est ce qu’il répète toujours, et puis ils travaillent très vite ici, tu peux avoir ta veste ou ton blouson le lendemain soir de ta commande, je t’assure, je t’assure ! répète une fille à la bouche très rouge. On sent son parfum jusqu’ici, une fragrance un peu trop capiteuse. Son uniforme en est imprégné et à chacun de ses mouvements, lorsqu’elle soulève la masse de ses cheveux noirs, l’odeur nous parvient, altérée, tournée à l’aigre mélée à la sueur. L’autre fille a un haussement d’épaule, ouais, je sais pas, je réfléchis. Le bus a ralenti. Nous sommes presque à l’arrêt, avançant par à-coups à travers le flux dense de la circulation venue s’agglomérer en tas compact autour d’une sortie d’autoroute, peut-être. Tout le monde s’interrompt dans les conversations ou le sommeil, ceux qui connaissent bien le pays se sont, au contraire, le plus confortablement calés à nouveau contre leur dossier et ont sorti bouchons d’oreilles et masques de sommeil afin de poursuivre leur repos. Ils savent. Ça y est ! Dit une voix d’homme au fond du bus. Eh, oui, c’est comme ça… Je suis cre-vée, c’est quand qu’on arrive ? Dit une fille loin derrière nous, en éclatant d’un rire un peu hystérique. Les hommes qui ne l’ont pas encore fait — c’est en général le premier geste à l’arrivée au bus — desserrent leur cravate, libèrent le premier bouton du col. Ils ont l’air de respirer mieux ainsi. Derrière les vitres que chacun frotte avec sa manche ou un mouchoir de papier, ou avec ses doigts, de tous côtés, les regards scrutent à travers la buée étalée, la marée de véhicules agglomérés. On perçoit trés nettement les klaxons retentissants sans interruption, devant, derrière, autour. Partout. Le chauffeur reste imperturbable, le regard concentré devant lui. Il poursuit toujours sa conversation avec son interlocuteur invisible. Sa bouche forme des mots, par saccades, après de plus ou moins longs intervalles. Au dehors, et tout près des roues, se faufile lentement une Hindoustan Ambassador — c’est le nom que donne le copilote assis derrière mon siège. C’est devenu très rare, presque une voiture de collection, explique t’il…. J’ai vécu ici dans mon enfance et mon père en avait une ! — On se retourne pour acquiescer, étonnés, on engage une discussion de quelques courtes phrases. Ah ? Bon ?… Tu as vécu ici ?… je ne savais pas …De là où je me trouve, seuls une partie du toit de couleur vert pale, et une courte lame du pare-brise au joint noir sont visibles. La voiture continue d’avancer à une allure d’escargot, alors que nous sommes à l’arrêt, elle disparait bientôt, comme si le bus l’avait avalée. Dans l’habitacle, tous les passagers sont maintenant bien éveillés, certains enragent contre la circulation impossible du pays, la comparant, en relativisant ironiquement, à la circulation parisienne et celle de sa banlieue aux heures de pointe, d’autres ont calmement repris leurs conversations — échanges d’adresses, de restaurants ou de lieux immanquables qu’il faut avoir visité — d’autres ont repris leur scroll, tête baissée sans se soucier de ce qui se passe autour d’eux, de toutes façons, ils n’y peuvent rien ! B, à côté de moi est silencieuse. Les veines de son cou sont étrangement saillantes, elle masse sa nuque, tentant de chasser les premiers signes d’une migraine débutante. Bientôt la nausée va arriver. Les vitres encore embuées et brouillées par le balayage des bras, les traces laissées par les doigts, les mouchoirs de papier sont tout à coup sillonnées de flashes de lumières blanche et rouge qui tournent et bousculent tout l’espace, fouillant jusqu’au fond des cerveaux, ajoutées au bruit de sirènes hurlantes dans la confusion du dehors, frappant un peu plus la migraine, la fatigue du voyage, des stations debout, de l’attente du but et du repos pour simplement se dégourdir les jambes, aller aux toilettes. Maintenant diffractées par les gouttes, les taches, répercutées par les dizaines de pare-brises, de vitres des autres véhicules qui nous entourent, nous resserrant dans un étau de plus en plus étroit de moteurs ronronnants, de gros engins nous frolant, de motos, de voitures, de véhicules indéfinis. On devine, parce que tout près, les flancs d’un camion dans sa tentative têtue de vouloir s’insérer à toute force dans le flot, se rapprocher de plus en plus — comme si cela était possible ! — les tôles froissées et défroissées dont il semble constitué, les dessins colorés, verts, bleus et les mots tracés en Devanagari à la peinture rouge cernée de blanc ont l’air de se frotter lentement au flanc gauche du bus. À travers la vitre arrière de la cabine on devine deux silhouettes sombres sur le fond clair de l’ovale du pare-brise, têtes et torses côte à côte, très droits. Notre chauffeur fait maintenant avancer le bus à toute force et par à-coups brusques d’accélérateur et de coups de frein, sans se soucier du confort des passagers bousculés, ballottés, devenus une seule masse de corps fatigués, d’uniformes froissés, de pieds douloureux dans les chaussures trop chaudes. Les « techniques » se sont rapprochés et évoquent le dernier Bulletin de Sécurité des Vols, l’un d’eux a lancé la conversation sur cette histoire incroyable, relatée par un collègue américain… une fois posés, juste avant le « low fuel » et… ce qu’ils ne savaient pas encore…avant les neuf heures de stand-by dans l’avion !! eh, oui, le petit aéroport qui les avaient enfin acceptés était complètement saturé, débordé, par cet afflux inattendu d’avions… L’agitation autour d’eux sur la piste, le désordre à l’intérieur de la cabine, après les dix heures de vol. Les passagers abattus, affolés par ce qui s’inscrivait sur leurs téléphones portables — la nouvelle du tsunami ! —, les agressifs qu’il avait fallu rassurer, faire asseoir, patienter, avant que l’aéroport surchargé et dépassé, leur fournisse enfin une passerelle pour le débarquement. Les parlementaires avec l’équipage, l’organisation des temps de repos de chacun. L’eau rationnée, les toilettes qui débordaient. Les hôtesses ont distribué ce qu’il restait de biscuits, de bouteilles d’eau. Le personnel de bord trop occupé auprès des passagers — personne ne savait combien de temps, et en plus, le vol devait atterrir à Tokyo et non pas là où ils se trouvaient maintenant — n’avait même pas le temps de venir jusqu’au poste de pilotage. Les postes téléphoniques sonnaient parfois de longues minutes avant que quelqu’un ne décroche…. Et puis l’odeur de la cabine quand, après les neuf heures d’attente pour obtenir une passerelle — les passagers puis l’équipage ont enfin pu quitter l’appareil.… La lumière dans laquelle ils étaient trempés jusque là vient subitement de virer au gris, des phares s’allument ajoutant encore à l’intensité des flashes blancs et rouges d’une urgence qu’ils ne parviennent pas à identifer. Le dehors n’est plus qu’une bouillie grise, une marée de véhicules et de pollution, un énorme gâteau d’anniversaire raté et des girophares d’ambulance en guise de bougies festives, venus au secours de convives-prisonniers. Quelqu’un, une femme, pousse un cri aigu, bref. Que se passe t’il ? Toutes les têtes se tournent dans sa direction, toutes les têtes maintenant éclairées par les plafonniers répandant des lueurs bavantes et blanches, écrasant les têtes, sculptant les visages couleur de terre. Une vache ! …. Je viens de voir passer une vache, énorme, enfin, énorme je ne sais pas, mais une vache, oui ! là, tout près !…juste là ! C’est impossible, sur l’autoroute ?!!!… Oui, c’est bien une vache, tu n’as pas rêvé, dit une autre voix féminine. Ici elles sont sacrées, on en rencontre partout. Le chauffeur, tout en continuant de faire avancer son véhicule comme on jouerait des coudes dans la cohue, se tourne vers nous et dit — en français ! — Tout est possible ici madame, vous êtes en Inde !
Très chouette texte.
J’aime beaucoup les détails, ça nous aide à voir, à prendre place dans le voyage, la foule.
Et les moments de tension, quand le véhicule cherche sa place, la vache…
‘En léger fond sonore, montant de la radio, on perçoit les lentes oscillations d’une musique étrange’. Approche intéressante de comment introduire, parler de musique autrement qu’en donnant un titre de chanson.
Et les interventions en vrac des voyageurs, les formes de dialogues.
Bravo !!!
Merci beaucoup pour votre lecture Annick.
Plaisir, merci à vous 🙂