1- Atterrir c’est vivre ou mourir, cela tient du miracle car l’inconnu est miracle, cet instant charnière durant lequel nous ne nous appartenons pas, cette apesanteur à la fois prometteuse et insouciante. Mais tout peut basculer nous ne saurions le décider… La terre ferme s’ouvre à nos regards hébétés on ne peut avoir voler si haut sans avoir été estampillé du sceau de la crédulité.
Se poser près de hangars semblables à nos poulaillers industriels nous offre une indiscutable entrée dans un monde que nous ne connaissons plus, laissons nos repères hypothétiques à la consigne. Entremêlons nos odeurs chauffées par une touffeur qui me surprend tout habillée d’hiver. Ce moment d’inquiétude à la case bagages nous étreint, nous éreinte de fatigue et surprend notre sens des valeurs. Vais-je retrouver ma valise remplie avec un soin quantique, intrication et superposition de hasards ? C’est dans la peau du supplicié que je me campe devant la cabine de police en carton-pâte, on se croirait scanné avant notre autorisation de sortie, sous l’œil noir, la moustache gominée, sourire paraîtrait indécent. Enfin libre me voilà livrée aux caprices des roulettes de mon chariot qui préfère la marche en crabe. C’est sur ce sol irrégulier que je suis livrée à la cohorte des taxis… C’est encore la nuit et déjà les 25 degrés, 40 ressentis comme on dit, avec mon pull col roulé, mes collants et mon jean, mais j’aime ça ! il y a les odeurs d’essence qui trahissent les échappements libres, et d’autres odeurs cachées que je ne saurais définir, le temps s’en chargera, les moteurs aux compteurs sans âge. Je donne un papier avec une adresse : Thiruvananthapuram-Katakadda… advienne que pourra, les panneaux sont écrits en malayalam, la langue de l’Inde du sud. Il n’y a plus qu’à se laisser conduire sur des routes cabossées et peu éclairées. Ici on roule à gauche, je vais essayer de m’y retrouver avec mes cerveaux… et mon anglais lacunaire que ne viendra pas contredire mon interlocuteur baragouinant un malayanglais… De partout apparaissent et disparaissent des silhouettes, il y a toujours quelqu’un au bord de la route, au coin d’une ruelle, devant un étal. Je suis intriguée par cette occupation constante de l’espace et du temps, les bouts de macadam succèdent à la terre battue les voitures et les autobus se croisent sur des chemins vicinaux, les villages, les bourgs ne seraient-ils que des bordures de voies de traverse ? difficile de distinguer ce qui serait une habitation d’un petit commerce au milieu d’une nature luxuriante d’abris en tôle ondulée et torchis ou bois de récupération, quelques bâtisses colorées de rose, jaune ou violet pétants ici ou là. Tout à coup je crois rêver une statue de Ganesh côtoie une affiche de Staline je me frotte les yeux et plus loin le Che, Mao et Fidel réunis encadrés de fleurs et de couleurs comme les indiens savent le faire. Je crois que je ne vais pas m’ennuyer ici… Une inquiétude me gagne où vais-je dormir et surtout dans quelles conditions ? Enfin je ne pars jamais sans mon oreiller de secours les boules Quies et le bandeau pour les yeux, de quoi me rassurer.
Le chauffeur ne semble pas très au clair avec l’adresse et nous moins encore. Pourtant après une heure et demie, nous avons eu le temps de nous acclimater à une température en progression constante, je m’étais allégée de mes collants, col roulé et autre veste. La vie sous cette latitude reprenait, les motos pétaradaient et les enfants en uniformes colorés commençaient à prendre le chemin de l’école. Nous visitions sans savoir ce que durerait cette visite improvisée qui devait nous mener à notre lieu de cure et villégiature. Les indiens ont ceci de particulier de ne pas s’angoisser, on finira bien par arriver quelque part, et un ailleurs approximatif ne les dérange pas. Je me savais en recherche, ici c’était le règne de l’impromptu. Arrivés à destination : un hôpital indien spécialisé en ayurveda nous accueille de ses odeurs caractéristiques et inconnues que je définirai globalement , herbes, huiles fortement odorantes, lait caillé, et autres senteurs indéfinissables. La réception nous explique que malheureusement il n’y a pas encore de chambre libre pour nous… Les divinités ont eu pitié, c’est avec un ouf de soulagement que nous sommes dirigés vers le seul hôtel nouvellement construit du village…
2- A la pointe de sable je me sens presque aux confins du monde, mais ce n’est pas encore le bout du monde, plus tard sans doute y arriverons-nous. A la sortie de notre hôtel un palais, Sara Braun l’aurait habité on peut imaginer cette femme amoureuse dont la robe à volants en taffetas de soie craque en se frottant aux meubles cossus ou en disparaissant dans l’entrebâillement de la porte… la ville est quadrillée, les petites maisons colorées, l’air frais embusqué aux croisements géométriques des rues chargé d’une odeur océanique nous rappelle que nous embarquerons ce soir. Je suis médusée par le ciel bleu qui soudainement se charge d’une masse noire et pourrait nous engloutir, les oiseaux ont disparu. Je ne reconnais rien dans ce monde étranger, pas la plus petite lueur, le moindre indice au murmure encourageant. C’est sur les conseils de mon ami Thierry que nous avons choisi cette destination, un voyage comporte toujours une part de risques, et la vie en est un.
Impossible pourtant de calculer cette audace à l’aulne de nos limites, voyager est la tentation inconsciente de quitter notre zone de confort. Je n’ai pas le pied marin et pourtant je choisis un voyage en bateau, les températures font le grand écart en un éclair alors que je me détends uniquement par plus de 25 degrés baignée d’un soleil généreux. Je me recueille un temps devant une Galère reconstituée, ne pas me laisser envahir par le doute, ne rien imaginer et me laisser voguer sur ce qui plus tard sera l’essentiel de mon aventure. Un petit vent aigrelet se lève il est temps d’enfiler mon anorak, un petit trou au niveau de l’emmanchure me refroidit l’épaule, je n’avais pas vu venir cette pluie fine, d’ailleurs ici les choses se pointent sans avertir, c’est en mouvement…