Je vous aurais croisé sur un site de rencontre de cuisiniers amateurs. Après les politesses d’usage, vous m’auriez demandé :
— Quelle est votre spécialité, celle que vous réussissez le mieux, celle qui vous distingue ?
— La blanquette de veau, aurais-je répondu, sans réfléchir que cela ne faisait pas trop « nouvelle cuisine ». Pas le genre de réponse attendue par une personne pour laquelle la cuisine est une chose sérieuse, un art. Mais je n’aurais pas voulu raconter de fables à un possible ami « de cuisine ».
— Et votre cuisine ? A quoi ressemble votre cuisine, est-elle fonctionnelle ?
— Monsieur, votre curiosité est légitime, je vais donc vous décrire ma cuisine idéale et, mieux, avec mon téléphone, je vais en faire le tour pour vous en montrer les détails, tout en parlant. Bon, je tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. Je pars de la porte, elle donne dans le couloir d’entrée. Elle serait bleue, du bleu azur de la cuisine de Claude Monet, celui-là même, j’y tiendrais. À gauche une première desserte : bordure de pierre, carreaux rouge brique, sur le mur des carreaux anciens bleus et blancs, en-dessous et au-dessus des placards aux portes de bois ciré. Bruns les placards, de la même couleur que les poutres de chêne du plafond. Encastré dans ce dispositif de rangements, le frigidaire, sur lequel serait posé une plante et un cadre de photo de famille. Nous voici sur le deuxième mur, celui des fenêtres, deux fenêtres aux carreaux anciens — trente-deux par fenêtre —peintes en bleu. Dessous chaque fenêtre un radiateur en fonte marron, entre les deux fenêtres une cuisinière à gaz qui aurait fait son temps, mais fonctionnerait toujours très bien, puis une petite desserte en bois, peinte en bleu. Sur le mur le premier cuivre, une vieille bassinoire qui aurait chauffé les lits de cette maison, et puis des assiettes anciennes aux décor bleus, bien sûr. Des appliques — il faut de la lumière pour travailler. Nous voici au troisième mur. L’évier, ancien, en terre cuite, qu’on aurait fait remonter ; nos ancêtres étaient de plus petite taille que nous. Autour de l’évier des carreaux de récupération aux décors bleus et blancs, délicieusement dépareillés. La desserte de l’évier serait couverte des même carreaux rouge brique déjà rencontrés. En dessous le lave-vaisselle. Au-dessus de l’évier, un grand vaisselier ancien, peint en bleu, qui monterait jusqu’au plafond et accueillerait des plats, des pichets de terre cuite qu’on n’utiliserait guère mais qui feraient décor. Et maintenant, la pièce maîtresse de la cuisine, le cantou : grande cheminée, profonde, garnie d’un foyer et de ses chenets, mais aussi de deux bancs latéraux pour s’asseoir, se réchauffer, causer au coin du feu.
Là, Monsieur, j’arrête un moment ma description ; car je vous verrais bien dans le cantou, surveiller la braise pour cuire des côtelettes d’agneau ou de la saucisse de Toulouse, comme l’on fait pendant des générations les cuisinières de ce foyer. C’est ainsi que je vous imagine —oserais-je dire que je vous rêve ? —affairé, appliqué à réussir parfaitement vos grillades.
La cheminée aurait un linteau en bois, sur lequel reposerait une multitude d’objets anciens en cuivre, bougeoirs, éteignoir, lampes à huile, chaufferette, bouillote, chauffe-plat. Accrochées au-dessus de la cheminée, des assiettes en faïence de Toulouse, aux décors bleus bien sûr. À droite, une porte qui conduirait vers une souillarde. Sur le mur suivant, une comtoise que vous auriez peut-être plaisir à remonter et une grande enfilade en noyer. Sur l’enfilade de nombreux cuivres, dont un superbe chaudron et au-dessus encore des cuivres, une dizaine de casseroles. M’aideriez-vous à les astiquer ? Au mur, encadrant l’enfilade, deux natures mortes. Reste à revenir vers la porte. Un vaisselier en merisier garni de plats et d’assiettes.
Au milieu de la pièce une table de ferme, recouverte d’une toile cirée à carreaux bleus et blancs, deux bancs et au-dessus une suspension ancienne en opaline. Ah ! j’oubliais, le moule à tourtière, en cuivre bien sûr, au centre de la table !
Le sol ? Des carreaux de terre cuite datant de la construction de la maison.
Ainsi serait ma cuisine, modeste petite-sœur de celle de Claude Monet. Aurait-elle l’heur de vous plaire ? Pourriez-vous y cuisiner ?
Je garde en moi votre silhouette, dans le cantou, jusqu’à votre prochain message.
Émilie , j aime beaucoup cette idée de mettre du dialogue dans un univers descriptif qui au premier chef peut paraître froid et distant . Donc votre cuisine est en vie , les ustensiles, les cuivres .les nappes à carreaux, les tableaux. . Ça donne faim ! Merci
Merci Carole. J’ai l’impression que je me suis un peu perdue dans mes conditionnels, mais difficile de consacrer trop de temps, chaque jour, à un texte.