#antologie #02 | au 10ème étage du Peninsula

La chambre est vaste, plus de quarante mètres carrés, murs couleur crème et gris beige, des couleurs naturelles et neutres qui renforcent l’impression d’espace comme l’indique la présentation des chambres Grand Deluxe sur le site de l’hôtel. Au fond, un lit king size recouvert de blanc immaculé, garni de deux oreillers blancs impeccables et de quatre boudins de soie d’un rouge profond. Sur ses côtés, deux tables de nuit, des lampes de chevet encastrées dans le mur. Au pied du lit, un long banc canné. Sur le côté, un petit canapé, un fauteuil et une table basse font salon tandis qu’une table de bois sombre et deux chaises assorties jouxtent la baie vitrée dont les voilages et les rideaux épais ont été tirés.

Orientée au Sud, la chambre offre une vue splendide sur la baie Victoria, ses eaux bleues zébrées par le sillage des petits ferrys, sa côte sur laquelle se dresse une rangée de gratte-ciel derrière lesquels s’élèvent les pics de collines touffues.

Comme toutes les chambres et suites de l’hôtel Peninsula, la 1054 est équipée d’un système de sécurité extrêmement perfectionné : mécanisme anti-intrusion sur la porte et la baie vitrée, détection de fumée ultra-sensible, mesure de l’hygrométrie et du niveau d’oxygène ambiant, bunkérisation automatique de la salle de bain en cas d’agression, caméras vidéo intelligentes mues par un algorithme dernière génération et en cas d’urgence intervention immédiate de la brigade de surveillance active 24 heures sur 24.

Il se tiendrait là debout devant la baie vitrée, regardant Victoria Harbour – il ne se lasse pas de cette vue inouïe – mais sans en avoir vraiment conscience, son enthousiasme des premiers jours serait déjà un peu terni. Sans se l’avouer, il éprouverait une lourdeur dans ses gestes, dans son souffle… dans son cœur. Il regarderait la Baie et il se sentirait seul.

Il ne le saurait pas mais depuis la veille son statut de sécurité aurait changé. Alors qu’il bénéficiait depuis son arrivée du statut Special International Guest qui lui conférait une protection maximale tout en minimisant le degré d’intrusion nécessaire à sa sécurité, depuis hier le niveau d’ingérence dans la surveillance de ses faits et gestes a franchi un échelon.

Il se sentirait seul face à la vue inouïe de Victoria Harbour. Il penserait à son anniversaire le lendemain – cinquante ans ce n’est pas rien – il penserait à Jozua qui ne sera pas avec lui finalement, son visa n’ayant pas été délivré à temps.

Sur sa tablette, il regarderait les rushs de ces derniers jours : les mains fripées du vieil homme qui s’est confié à lui, ces mains noueuses entourant une tasse de thé, un long traveling sur Long Mercy Camp un matin de marché, une jeune fille et un jeune homme devant l’esplanade Bái-Hǔ. Il se demanderait en regardant son visage parsemé de tâches de rousseur pourquoi la riche Anglaise rencontrée dans le lougne de l’hôtel a accepté de s’exprimer à visage découvert devant le bas-relief de l’Infinie Clémence.

Il penserait à Jozua qui ne viendra finalement pas le rejoindre comme prévu, il aurait aimé lui montrer la première maquette de son documentaire, il aurait voulu connaître son avis. Il voudrait lui envoyer la maquette mais les fichiers sont trop lourds et les communications vers l’étranger sont restreintes même avec le statut de Special International Guest. Il aimerait savoir ce que Jozua va faire ce week-end. Il voudrait croire que son absence est vraiment due au problème de visa.

Il lancerait une pièce en l’air pour savoir s’il garderait la séquence où on aperçoit sa silhouette le long des quais avec sa voix chantonnant une curieuse chanson avant de dire Bái-Hǔ, de répéter Bái-Hǔ, d’expliquer pourquoi l’esplanade a été rebaptisée Bái-Hǔ tandis que son visage de bientôt cinquante ans apparaît furtivement dans le reflet d’une vitre. La pièce tomberait par terre, il poserait son pied dessus, se pencherait pour la ramasser et la remettrait dans sa poche sans savoir de quel côté elle serait tombée.

A propos de Muriel Boussarie

Je travaille sur un chantier d’écriture au long cours et j’espère avoir assez de souffle pour le mener à terme. L’intuition de ce projet a surgi ici, dans un atelier du Tiers Livre. Il était question de se perdre dans la ville. Comme je ne voulais pas suivre une piste trop autobiographique, j’ai délocalisé l’errance en la situant dans la ville de K., un avatar de Hong Kong qui m’avait tant fascinée. Alors un personnage, un homme, Tu, toujours interpellé, est immédiatement apparu dans une rue de K. où il s’était égaré. Malgré cette entrée en matière – très forte pour moi – je n’ai pas pensé au départ écrire une histoire, encore moins un livre. Mais je voulais écrire, rêver un univers, celui de K. Quelques textes ont ainsi vu le jour sur mon blog. Puis lors d’un nouvel atelier de François Bon, un fil d’histoire plus précis s’est ébauché : le départ de Tu et L. vers les îles pour fuir la dictature qui sévit à K. À ce moment-là s’est déclenché un grand désir de narration. Beaucoup de choses se sont précisées au fil de l’écriture, bien des personnages sont apparus… Et régulièrement j’utilise des consignes de l’atelier comme pistes pour développer mon récit.

4 commentaires à propos de “#antologie #02 | au 10ème étage du Peninsula”

  1. ce personnage existe depuis un moment déjà dans la fiction que je suis en train d’écrire (voir bio), la proposition me permet de l’incarner un peu plus… Merci Caroline d’être passée, je vais aller vous lire

  2. Oui, un texte qui promet !
    Et j’aime le côté mystérieux qui s’en dégage. On découvre à petites doses le personnage, qui il est, pourquoi il est là… On veut en savoir davantage. Et aussi sur ce Jozua.

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