#anthologies #34 l Conversations avec E.

Nous ne savons pas nous parler. Nous ne savons pas entendre ce que nous avons à nous dire. Tu n’écoutes pas. C’est ce qu’il me dit souvent. Et je ne réponds pas quand il dit ça. Dans mes silences il y a toutes les phrases qui viennent derrière « tu n’écoutes pas » et auxquelles je ne veux même pas commencer à répondre de peur que le barrage ne cède et que je lui vomisse toute ma colère et mes frustrations d’être sans cesse jugée. Tu prends tout à la légère. Quand on fait des choix, on les assume. Ne compte pas sur moi pour tout arranger comme d’habitude.

– Tu es sage.

– Oui je suis sage.

E n’est pas à Istanbul. Nous sommes au téléphone et il me demande ce que je fais de mes journées. Je réponds que je lis Orhan Pamuck à l’hôtel.

– As-tu envoyé au consulat ce qu’ils t’ont demandé?

– Oui

– Tu es fâchée?

– Non juste un peu fatiguée. Et nous parlons du temps qu’il fait en Guadeloupe et de la chaleur qu’il fait à Istanbul. Je suis vraiment trop fatiguée pour tenir une conversation vide et mes silences sont de plus en plus longs.

– Repose-toi bien

– Oui j’ai besoin de dormir.

Je me sens seule et triste. Les kilomètres de distance rendent nos dialogues laborieux. Avoir une conversation avec E c’est comme avancer dans une matière visqueuse qui vous aspire vers le fonds. Je n’ai jamais fait l’expérience des sables mouvants, mais lui parler me fait penser à m’engluer dans des sables mouvants. Je ne peux n’y avancer ni reculer ni m’élever juste m’enfoncer lentement dans une matière qui colle et m’épuise.

L’idée me traverse l’esprit de lui raconter que je suis tellement nulle en calcul mental que j’ai donné toute fière à l’agent d’accueil du Grand Almira Hôtel l’équivalent de 25 lires turques pour payer la chambre qui coûte 25 euros la nuit. Et ajouter que je trouvais drôle de lui proposer de payer la chambre 70 centimes d’euros (j’ai vérifié avec l’aide d’une calculatrice). Je me suis ravisée parce que j’ai tout de suite pensé que là où je voyais une erreur innocente lui verrait la légèreté coupable avec laquelle je vivais dans le monde et qu’il condamnait comme inconscience. C’est dans ces moments que j’aimerais avoir le talent des comiques et nous emporter tous les deux dans de grands éclats de rire qui balaieraient tous nos silences.

J’ai seulement dit : « je t’aime » et j’ai raccroché.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

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