Une femme vit un voyage comme elle écrit ses livres à tâtons, sans expérience, sans aucune conscience de ce qu’elle fait, se laissant guider par on ne sait quelle voix qui lui dicte des mots qu’elle écrit obéissante comme elle ferait un pas puis un autre et encore un autre sur une route inconnue, attentive à poser sur la page blanche ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle comprend du monde, attentive à ramener à sa mémoire des images connues, des images de l’enfance, des images de choses vécues, qu’elle décrit minutieusement quand la voix se fait inaudible, et qu’elle se sent triste et insignifiante parce qu’elle n’est pas un écrivain, parce qu’elle n’a inventé aucune épopée, aucun drame psychologique, parce qu’elle a mis soigneusement dans la nuit de son ignorance des mots bout à bout dans l’espoir que le jour se lève et que le paysage apparaisse et qu’à force de mots, de personnages qui se cherchent, la voix lui montre enfin qui elle est, qui elle est vraiment dans la chambre 303 du Grand Almira Hôtel à Istanbul.
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Je me souviens des deux femmes, l’une jeune l’autre âgée. Je me souviens de la poussette repliée et de l’enfant dans les bras de sa mère. Je me souviens de l’homme derrière moi. Je tenais mon équilibre du mieux que je pouvais avec une main sur la barre tant le wagon était bondé. Je me souviens de l’anneau d’or de l’homme en chemise blanche. Il tenait lui aussi comme moi d’une seule main. Je me souviens que pas un instant je n’ai pensé au danger. Cette fois je n’avais peur de rien. Mon sac dans le dos je maintenais mon équilibre d’une main comme si j’avais pris toute ma vie le métro dans une grande ville. Je me suis même retournée pour m’excuser d’avoir dans le mouvement de la rame touché l’homme derrière moi. Je lui ai souri et du regard, parce que je ne comprenais pas sa langue, il m’a dit qu’il n’y avait pas de mal. Quelques jours plus tôt dans le bus E. m’avait fait remarquer que je m’étais mal à l’aise un vieux monsieur quand ma poitrine frôlait son épaule. Nous étions sur le chemin du retour, la fin de notre dernière journée à Istanbul et rien de mal ne m’étais arrivé.
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J’aurais pu acheter dix fois le livre d’Orhan Pamuk, Istanbul. Il était dans toutes les boutiques fnac et les Relais H des aéroports que j’ai traversé en Europe au début de l’année. Je ne voyais que ce titre. J’ai pensé : tu auras le temps. Je ne l’ai pas acheté. Je voulais l’avoir dans les mains quand je serais à quelques heures d’arriver au seuil de l’Orient. Je tenais contrairement à E à ne rien lire en amont, ne rien savoir pour me laisser transformer par tout ce que j’allais voir, sentir, toucher sans aucune image préconçue dans la tête. Aujourd’hui des semaines après mon retour, j’ai le livre entre les mains et il commence ainsi:
Dès mon enfance, et pendant de nombreuses années, j’ai toujours eu dans un coin de l’esprit, l’idée qu’il existait, dans un appartement ressemblant au nôtre, situé quelque part dans les rues d’Istanbul, un autre Orhan qui était mon semblable, mon jumeau voire mon double.
Mes papiers d’identité ont été volés le jour de l’Aïd à Istanbul la veille de notre départ. Peut-être qu’une personne les utilise. Peut-être que j’ai moi aussi un double dans un appartement ressemblant à celui où a grandi Orhan Pamuck en ce moment même à Istanbul.
J’aime beaucoup les deux derniers débuts de roman, et cette histoire de double : double inversé (narratrice / E.), double début (le début de Pamuck dans ce 3ème début), double d’O. Pamuck, les deux femmes, et en creux toujours la question de l’identité… (je reprends enfin mes lectures et je commence par toi ;-))