# anthologies #11 | tempo de la trouille

J’ai perdu l’habitude de sortir tard le soir je déteste ça les terreurs de l’enfance me rejoignent dès que l’entre chien et loup couvre Paris comme un torchon sale je m’échappe avant Cette fois c’est raté il  faut traverser toute la ville dans le métro des heures sombres J’attends ma correspondance sous ses voutes de faïence crasseuses quai désert lumière crue et les deux trous noirs de chaque côté je me penche dans l’attente de la prochaine rame Un type en piteux état imbibé ou drogué ou psychotique ou les trois à la fois déboule je remonte le quai pour rester à distance avec un air de ne pas l’avoir vu s’il ne délirait pas ça ne l’aurait pas trompé je surveille désormais l’arrivée de la rame et ses allers et venues il  braille face à l’affiche où  Beigbeder pose torse nu le livre de Baudrillard en mains  « L’homme » Il dévorait les livres de Baudrillard- pas torse nu- m’emmenait suivre son cours à Nanterre Le sdf a flairé la baffe humiliante que lui assène l’affiche Viens là si t’es vraiment un homme connard On est trois sur le quai maintenant une jeune femme en blouson de cuir et pantalon slim sur semelles compensées ça vous allonge mieux que le pilates et un type à la banalité rassurante je respire Les bons gros yeux jaunes de la rame s’approchent les passagers se regardent en coulisse se choisissent les femmes évitent la proximité des hommes la peur n’a pas  deux sous de logique Passer le trajet le nez dans le téléphone traverser la ville comme un trait de lumière dans un goulot noir Au sortir du métro encore deux cent mètres  il pleut c’est bien ma veine en veste légère et sans parapluie je courbe les épaules les pavés luisent sous le feu des vitrines éclairées Petit bonhomme vert je passe les voitures font un bruit de salive le caniveau rempli d’eau mes pieds sont trempés  Je pénètre dans ma rue étroite et sombre aussitôt mes pas résonnent je déteste entendre ça je me sens suivie c’est l’écho de mes pas tempo de la trouille Je descends sur la chaussée dont les pavés sont moins disjoints Un Delivero me frôle je sursaute m’abandonne dans son sillage glacé je longe les voitures alignés comme des enfants disciplinés J’entrevois mon immeuble je souffle plus que quelques mètres je  me retourne une dernière fois A mon approche le hall s’allume révèle toute la poussière déposée sur la plante verte j’ouvre la boite aux lettres  dont j’ai déjà relevé le maigre courrier ce matin un réflexe  je me retourne sait-on jamais un visiteur du soir mal intentionné J’avais dix ans dans l’escalier de l’immeuble un panier de courses au bout du bras la bouteille de lait qui chantait et soudain une main dans ma culotte L’ascenseur est toujours plus long à descendre le soir  ses portes lambinent pour  se fermer  Je me détends en introduisant la clef dans la serrure je referme aussitôt derrière moi je vais ranger mon manteau dans le cagibi Maman y est encore assise sur un tabouret avec une bougie éteinte  entre les mains 

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

5 commentaires à propos de “# anthologies #11 | tempo de la trouille”

  1. Cette angoisse, je la ressens, tout pareil lorsque je me retrouve dehors à la nuit tombée. Merci de l’écrire si justement.
    J’aime : « Le sdf a flairé la baffe humiliante que lui assène l’affiche Viens là si t’es vraiment un homme connard », la femme en blouson de cuir qui débarque et rassure un peu, « traverser la ville comme un trait de lumière dans un goulot noir « , « les voitures font un bruit de salive », le souvenir des dix ans.
    Et beaucoup de peps dans ton texte !
    Bravo !

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