Orhan Pamuck voulait être peintre. Il a renoncé et il est devenu écrivain. Il était jeune, peut-être une vingtaine d’années. Sa famille pensait qu’il devait vivre pour avoir quelque chose à raconter dans ses livres. Je crois (il faudra que je vérifie) que pour lui on écrit parce qu’on lit des livres et non parce qu’on a vécu des choses. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu écrire. À cause des livres que je lisais, mais surtout parce que les livres étaient mon refuge contre la violence du monde. J’ai vite noté qu’étant d’une famille modeste le fait que je lise et que j’écrive surtout me donnait un statut à part qui je l’ai cru longtemps me protégerait de la violence. Si à l’époque on m’avait demandé de donner un exemple, je n’aurai pas su définir cette violence. J’aurais peut-être parlé de ce que je voyais à la télé, la guerre du Biafra, une petite fille prisonnière d’une coulée de boue, une femme disparue dont le corps a été retrouvé dans un bois. Maintenant je dirais la violence dont j’étais le témoin. Nous pouvions entendre notre voisine être frappée par son homme sans que personne n’appelle la police. Un homme pouvait tuer une femme par amour et on le croyait. Les garçons nous sifflaient dans la rue et on ne disait rien. Les hommes buvaient et s’ils ne le faisaient pas on trouvait cela suspect.
Encore aujourd’hui j’écris pour pacifier le monde. Poser les mots les uns après les autres me donne la sensation de pouvoir ralentir le temps. Choisir ce que je regarde et comment je le regarde. Je ne sais jamais ce que je vais écrire avant de l’écrire. Une première phrase vient : « Orhan Pamuck voulait être peintre ». Ensuite je laisse la pensée se dérouler comme on tire un fil. Je pense que comme le voyage il y a plusieurs manières d’aborder la page blanche, ce pays inconnu, celui dont on ne sait rien. On peut sauter dans un avion ou acheter un guide du routard pour faire le voyage en se documentant d’abord pour ensuite aller confronter sur le terrain ce qu’on a lu dans un guide touristique. On peut écrire « Orhan Pamuck voulait être peintre » et raconter l’enfance à Chauvel, Cour Cinaur n°7. Je partageais ma chambre avec ma sœur. Nous avions un lit superposé. Étant l’aîné, je dormais en haut et tous les soirs notre voisine Jacqueline était battue.
E s’il écrivait comme il voyage ferait un plan et il saurait à l’avance avant de poser un seul mot sur la page blanche ce qu’il a à dire. Il n’aurait aucune appréhension de la page blanche puisqu’il saurait la remplir. Je n’ai pas eu peur d’Istanbul tant que E était présent. Maintenant qu’il est parti, je ne m’éloigne plus de l’hôtel Grand Almira. J’écris comme je voyage. À tâtons je cherche mon chemin, je me perds, je me trompe et d’association d’idée en association d’idées je pose un fragment puis un autre jusqu’à élucider ce que j’ai à dire.
Jacqueline rend les coups qu’il lui donne. Sa voix porte autant que la sienne. Elle vit dans la maison séparée de la nôtre par une barrière de tôles grises avec sa mère, ses sœurs et ses cinq enfants. Quand c’est le défilé d’Akiyo, elle est devant et agite l’encens derrière les ti fweta qui annoncent le groupe de carnaval le plus populaire de l’île. Elle rit fort et sa fille Chantal me fait des tresses pour les grandes vacances.
J’ai beaucoup aimé cette tranche de vie, j’étais avec toi et… Jacqueline. La photo que tu as choisie raconte elle aussi la violence contre laquelle tu luttes. Belle comparaison entre ta manière de voyager et l’écriture.
Merci Michèle. A tâtons j’explore l’art d’écrire, le voyage et maintenant la peur liée à la violence. Je vais de découvertes en découvertes
J’ai naïvement cherché la nuit, j’ai rencontré Pamuk et Jacqueline. Jacqueline c’est ma voisine aussi, elle a eu 100 ans il y a quelques jours, on lui a fait une belle fête, elle était heureuse. Je ne suis pas sûr qu’elle ait croisé Pamuk mais celui là il a bellement accompagné ma vie. Ta Jacqueline, je lui souhaite longue vie donnant des coups plus destructeurs que ceux qu’elle reçoit. Merci Gilda.
Merci pour ce texte, pour Jacqueline, quel personnage ! et merci pour ce que tu dis de l’écriture : écrire pour pacifier le monde, une nécessité.
Merci Bernard. merci de me rappeler la nuit. Dans une note pour moi même après les 40 jours je vais réécrire le texte en développant la nuit. joyeux anniversaire Jacqueline. 100 ans c’est un long voyage
J’ai beaucoup aimé ce tissage : bouts de récits et réflexions sur le voyage et l’écriture, histoire de Jacqueline, histoire de la narratrice, histoire d’Orhan Pamuck, et la vie et l’écriture, la Guadeloupe et Istambul. Tout se lie merveilleusement bien. Et on emporte avec nous les réflexions de la narratrice et ça fait méditer…