Pour faire toutes nos courses, nous n’avons qu’une rue à remonter, tous les commerçants sont là, nous les connaissons et depuis le temps tous nous connaissent. On achète toujours les mêmes produits depuis 20 ans, le boucher, la maison de la presse, Marguerite la crémière qui nous fait un peu la gueule depuis que le toubib nous a interdit le fromage, Franprix pour le tout-venant, le crédit lyonnais ma banque, la poste pour elle, Elle préfère acheter le pain chez Pélissier, soi-disant qu’il est meilleur, moi au Petit sablé. C’est la solitude à deux.
Quand je me lève la nuit, le lit grince, dans la pénombre luisent les sous-verres, j’entrevois mon valet de bois, la chemise qu’il endosse, le pantalon bien plié, et mes souliers alignés dessous. Quand je longe le lit à tâtons, j’aperçois sa chaise, ses vêtements en boule, une jambe de son collant rampe au sol, sous le drap s’élève la forme de son corps bien agrippé au bord extérieur, presqu’à basculer au sol, j’entends son souffle à peine, je distingue son odeur vague, elle n’est presque pas là. Elle se couche quand je dors et je me lève bien avant elle. C’est la solitude à deux…
J’aime la vie au jardin, les barbecues, ratisser, soigner mes roses, je collectionne les ancolies, depuis le temps j’en cultive une quarantaine d’espèces, je ne désespère pas de les avoir toutes, quand elle rentre de ses expéditions culturelles, je la traine au jardin pour qu’elle admire leurs doubles corolles bicolores, elle les regarde à peine ces merveilles. J’ai refait la toiture en tuiles à l’ancienne, je demande toujours son avis, elle répond fais comme tu veux… C’est une rate des bibliothèques, des musées, des cinémas art et essai, des théâtres où je m’endors. Depuis le temps on fait week-end séparé, c’est la solitude à deux…
Je suis un cordon bleu si on veut, je cuisine en sauces, je mitonne, je me régale et je bois du bon. Assise sur un coin de chaise, elle se nourrit d’une demi-tranche de jambon avec une pomme de terre. Depuis le temps j’ai renoncé. C’est la solitude à deux.
Autrefois, es enfants lui couraient après, se pelotonnaient dans son giron, lui faisaient des dessins et des câlins, depuis le temps ils sont adultes, ils discutent avec ferveur des sujets qui l’occupe, je m’occupe des brochettes, mes ancolies se penchent avec grâce pour me soutenir. C’est la solitude absolue.
(elles sont bien, toutes les deux, là) (bien campées, je veux dire)
Comme le portrait de ces deux femmes est touchant. Leur portrait bien dressé en peu de mot. Un texte émouvant, merci !
Merci Piero et Isabelle. « Elles » sont tellement bien campées que dans mon esprit il s’agissait d’un bon vieux couple hétéronormé… Ah ah!