#anthologie #05 l Les portes de l’Anatolie

Besiktas, Kadikoy, Karakoy, Fathi, Gezi park, Emimonu, Kabatas… Voyager c’est apprivoiser par petites touches l’espace. Ces noms me sont devenus familiers sans que je sois capable pour autant de les poser sur une carte. Voyager pour moi c’est faire confiance et laisser l’inconscient organiser l’espace sans m’en mêler. Ma méthode n’est pas rationnelle et donc totalement inefficace quand il faut se rendre quelque part sans se perdre où passer des heures à chercher son chemin. C’est un choix. E. veut tout maîtriser. Avant de partir, il savait tant de choses sur Istanbul là où moi je ne savais rien. Si on m’avait demandé de dessiner la forme d’Istanbul, j’en aurais été incapable. La ville est étendue de part et d’autre du Bosphore défiant l’idée que je me fais ce que des frontières naturelles. Je sais que le Bosphore traverse la ville. Je sais qu’il y a deux rives et des îles aussi. Il y a une corne d’or quelque part, mais je ne l’ai pas encore située puisque je refuse de lire une carte. Je ne veux pas savoir. Je veux découvrir aux hasards des rencontres. S’il ne tenait qu’à moi, je ne serais jamais partie pour Istanbul n’y connaissant personne. C’est un choix comme dans la manière de voyager à l’aveugle dans un espace dont on ne sait rien. Je ne vais que dans les pays où je sais pouvoir retrouver quelqu’un que je connais et qui y habite. Autant dire que je ne vais jamais nulle part. E. a plus de liberté. Il n’a besoin de connaître personne. Il va là où il veut avec l’assurance de quelqu’un qui sait. Notre voyage est balisé, chaque destination prévue et préparée. Il a fait pourtant une exception que je ne m’explique pas encore. E. est souvent agacé par ma manière d’appréhender le monde en ingénue qui improvise tout le temps. J’ai été surprise de l’invité qu’il a accueilli à notre table pour ce qui était censé être notre dernier dîner à Istanbul. Il a invité au restaurant panoramique le Dudu, un homme qui a avancé vers nous comme s’il portait son corps devant lui. Il était maigre et dégingandé. Ses longs cheveux noirs étaient ramassés en chignon à la va-vite ébouriffé sur sa tête. Sa barbe était longue et tout aussi ébouriffée que son chignon mal fait. Il avait malgré la chaleur un pull que j’ai trouvé hideux. Dans ce restaurant chic où les serveurs remplissaient à mesure que nous les finissions nos verres d’eau, on aurait pu penser qu’il avait un air négligé. C’était sans compter son assurance due peut-être à sa taille haute. En tous les cas il forçait la déférence des serveurs qui le traitait comme s’il avait été une star de cinéma.

Son nom est Servet et voilà ce qu’il nous a dit à E et à moi après s’être assis à notre table d’une traite (je retranscris de mémoire) :

« Je ne sais plus l’âge quand je suis allé à l’école. Je m’appelle Servet. Mais tu peux me donner le nom que tu veux. Tu peux même dire Serviette si tu veux. Je suis kurde. Le maître, il est turc. Il ne me comprend pas et je ne le comprends pas non plus. Il va voir ma mère. Il dit à ma mère : ton fils ne parle pas. Ma mère dit : mon fils parle. Le maître dit : non il ne parle pas. Il a un problème. Ma mère dit : non pas de problème, il parle. Non, dit le maître. Oui, dit ma mère. Et elle m’appelle et je réponds. Je parle. Le maître n’avait jamais dit Servet. S’il ne dit pas Servet je ne peux pas répondre alors je ne parle pas. Le maître dit qu’il rentre chez lui. Ma mère dit non. Ma mère c’est un crocodile. Elle dit non. Elle dit il est midi, tu manges. Le maître dit non, je ne mange pas. Ma mère crocodile dit oui tu manges. Non, dit le maître. Ma mère demande à ma sœur de préparer du pain avec du fromage. Elle le donne au maître et elle dit : tu peux manger ici avec nous si tu veux. Si tu ne veux pas, tu peux partir avec le pain et le fromage. Il est midi. Quand c’est midi, tu manges. »

Nous en étions aux apéritifs. Je mangeais du poulpe grillé et de la purée de poivrons dans un restaurant panoramique à Istanbul. Les lumières de la ville dessinaient une frise bleu et or où on devinait le dôme et les minarets des mosquées. J’avais bu du vin et j’étais un peu ivre. Servet me faisait rire. E semblait plus détendu que d’habitude. Il avait toujours l’air grave de quelqu’un qui porte le monde sur ses épaules tant il est entouré de gens inconscients de la gravité de leur moindre petite décision et des conséquences qu’elles peuvent avoir sur l’avenir de la planète. Dans mon ivresse, je comprenais que E. n’aimait pas l’inconscience et je me demandais pourquoi il m’avait choisi et pourquoi je me laissais commander quand j’ai trouvé une question à poser qui lui ferait sans doute plaisir.

J’ai demandé :

– Servet est ce que les Kurdes ont ouvert les portes de l’Anatolie ?

E. était fière de ma question comme celle d’une bonne élève avec laquelle il a eu beaucoup de patience et cette patience enfin paye. L’appel à la prière a commencé comme pour célébrer avant que Servet ne réponde, mon petit accomplissement.

Servet nous a fait un long développement dont je n’ai plus aucun souvenir tant j’avais bu de vin. II avait notamment expliqué qui étaient les Kurdes. Je ne me souviens que d’une chose à la fin de sa parole. Les Kurdes étaient les premiers habitants de l’Anatolie. Les turcs disent qu’il n’y avait pas de porte à ouvrir. Mais ils ont du passer pourtant parce qu’ils n’étaient pas de l’Anatolie. Ils refusent de dire que les Kurdes ont ouvert les portes d’Anatolie parce qu’ils disent qu’il n’y avait pas de porte. Tu comprends?

Je comprend une chose c’est que les portes de l’Anatolie me font rêver et le corps de Servet aussi.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

Un commentaire à propos de “#anthologie #05 l Les portes de l’Anatolie”

  1. Je m’attache vraiment à ce duo ! Des réservoirs d’histoires en puissance et une écriture pleine d’humour tendre, malicieux parfois et poétique aussi. Je trouve d’ailleurs que ce ton s’installe (j’ai l’impression qu’il naît de ce duo).

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