#Anthologies #03 l Spectres

J’ai perdu deux choses à Istanbul, ma valise et mon portefeuille. Ma valise en arrivant et mon portefeuille la veille de mon départ. J’ai perdu deux contenants. Un grand et un petit. Ces objets n’avaient aucune valeur sentimentale avant que je ne les perde. Une fois perdus, ils sont devenus plus que des contenants auxquels je ne pense pas. Ils sont devenus des spectres. J’ai lu aujourd’hui une citation du poète Mahmoud Darwich: « la poésie, mon ami est cette nostalgie inexplicable qui fait d’une chose un spectre et d’un spectre une chose ». Ma valise et mon portefeuille sont devenus des spectres. D’abord j’ai cherché longtemps le tapis roulant où était censée être ma valise à mon arrivée à Istanbul. J’étais seule. E pour des raisons liées à son travail devait me rejoindre le lendemain. Il m’a beaucoup rassurée à mon départ, connaissant ma peur des grands voyages. Je n’avais qu’à arriver à Istanbul prendre un taxi me rendre à notre hôtel et l’attendre. Avec le décalage horaire, je dormirai pour me remettre du long voyage et à mon réveil il serait là. Il m’accueillerait. Il me montrerait la ville. Ne voyant pas ma valise à mon arrivée, je suis allée au service des bagages de Turkish airways. Un agent m’a indiqué le bon tapis et m’a expliqué que peut-être la valise avait été retirée du tapis. J’en ai fait le tour et j’ai fini par trouver ma valise posée seule devant le tapis roulant. La poignée était cassée. Impossible de la faire rouler. Je ne me voyais pas la porter dans cet immense aéroport que je voyais pour la première fois. Je suis retourné au service bagage expliquer ma difficulté. L’agent en anglais m’a expliqué qu’il pouvait m’en donner une autre. Est-ce que j’étais d’accord à transvaser mes affaires dans une autre valise ? J’ai dit oui. L’émotion n’est arrivée qu’après. Il m’a indiqué une pièce attenante avec un large comptoir où poser les deux valises. J’ai transvasé mes vêtements, mes chaussures, mes effets de toilette d’une valise à l’autre. La nouvelle n’avait aucune histoire. Elle était neuve et j’ai noté qu’elle avait une fermeture de sécurité intégrée qui me dispenserait d’un cadenas si j’osais m’aventurer à installer un code, du moins si j’arrivais à en comprendre le mode d’emploi. J’ai demandé à l’agent ce que je devais faire de ce qui était devenu mon ancienne valise. L’émotion est arrivée à ce moment-là. Il m’a dit de la laisser là. J’ai imaginé qu’elle serait mise à la poubelle, détruite, réduite en cendre ou aplatie. J’avais le sentiment que c’était un bout de moi-même que je laissais là. Je n’ai pas dit au revoir à ma valise. J’ai fait rouler la nouvelle, la neuve, celle qui avait un code que je n’avais pas encore installé sans dire au revoir à celle qui m’avait accompagné depuis tant d’années et que je savais reconnaître. Je n’ai pas dit non plus au revoir au portefeuille qu’un pickpocket m’a volé. Je ne le reverrai jamais. Je n’ai même pas le souvenir de tout ce qu’il y avait dedans hormis la carte bancaire, la carte vitale, la carte d’identité, le permis de conduire, la carte grise, la carte U, et toutes les cartes de fidélité que j’accumule. Je sais qu’il était lourd parce que je n’aime pas l’éparpillement et que je préfère avoir tout à portée de main tout le temps sans avoir besoin de chercher. Ma valise et mon portefeuille sont devenus des spectres. J’ignore où ils sont maintenant. Je sais que c’est une part de moi qui est quelque part au fond de je ne sais quel canal. Peut-être que le portefeuille a été balancé dans le Bosphore. Peut-être que mon passeport et ma carte d’identité vont servir à un migrant pour passer la frontière et venir en Europe. La valise c’est certain est détruite. N’ai-je pas oublié quelque chose dedans ? Il n’y a rien de poétique. Mahmoud Darwich a tort. Je ressens de la nostalgie et elle n’a rien d’inexplicable. Elle dit que je me suis attachée à des choses c’est tout. Elle dit que ces choses sont les contenants d’un bout de ma vie. C’est tout. Où est la poésie ? Pour rien au monde je ne partagerais à E ma tristesse. Il jugerait que c’est indécent et puéril. Il m’expliquerait le sens de la vie, qu’elle est faite de deuil. Je devrais le savoir. Comme si le fait de le savoir devait anéantir toute émotion. E n’est pas un sentimental. Enfin j’apprends avec Orhan Pamuck une nouvelle définition de la sentimentalité. Je veux apprendre à écrire comme je veux apprendre à voyager parce que pour moi c’est la même chose. Quand à faire d’un spectre une chose M Darwich je ne sais pas. Je ne suis pas poète.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

7 commentaires à propos de “#Anthologies #03 l Spectres”

  1. Laisser partir, parfois s’avère difficile (concernant les objets). Il est des réactions intérieures que l’on ne s’explique pas. Merci Gilda pour ce texte.

  2. J’aime au fil des textes le tissage entre événements et réflexions nourries d’auteurs. Premier texte où la narratrice est si ferme et décidée et déterminée. J’aime aussi la relation qu’elle tisse avec E (qui devient attachant avec ces certitudes à lui), et qui l’aide à se chercher en voyageant en écrivant. La suite, la suite 😉 !

  3. Merci Gilda pour ce partage le récit précis et ciselé de ces mésaventures.
    Capté dans le déroulé du texte et la fluidité des mots.
    Les protagonistes sont là convoqués dans ton compte-rendu plein d’émotions vraies. Même ce s… de pickpocket. Belle leçon de la valeur des choses (parfois des gens?) quand on les a perdus ou qu’on nous les a enlevés. Jean Yves

  4. Merci Khedidja, Emilie et Jean-Yves pour vos lectures. Le défi c’est faire les 40 jours sur Istanbul. Je suis curieuse de voir ce que cela donnera à la fin. Personne ne lâche en cours de route 🙂 A bientôt de vous lire. Je vous suis.

  5. mais comment faire sans papiers à Istambul ?
    heureusement il y a E qui sait tout et qui se montre rassurant… je ne m’inquiète pas !