La lumière hypnotique des néons, un haut plafond de lames dessinées pour évoquer l’aérien, peut-être pour faire oublier l’âpreté de la circulation dans les aéroports et rappeler le ciel, des surfaces vitrées où se pose le regard, des distributeurs de boissons, une cage pour fumeur, trois hommes y fument en silence, la moquette bleue de la couleur du Bosphore, des écrans partout qui déversent les informations sur l’horaire des vols et des embarquements, des prises pour téléphones et ordinateurs, des espaces restauration, « Eat ealthy be happy », du thé au jasmin, du café, des sandwiches qui colmatent l’estomac, des poubelles de tri vertes et jaunes, une horloge du 19ème siècle dans le cliquant du 21ème, c’est une pub pour Rolex, des nombres partout, du duty free, des parfums, des carré de chocolats distribués par des vendeuses de cosmétiques, des cordons de sécurité, des écrans de téléphones sur lesquels des doigts s’agitent, des membres d’équipage, des valises qui roulent, dehors sur le tarmac mouillé par la pluie, derrière la paroi de verre quadrillée d’acier d’au moins 9 mètres, la danse des A320 des 777, des hommes, des femmes, des enfants, ils marchent ou s’arrêtent sur des tapis roulants, des adolescents jouent aux cartes assis par terre en cercle, une marée humaine est assise, s’agite, s’occupe ou somnole alignée en rangée sous les hauts plafonds de ce qui sans le décors reste un grand hangar de verre, de plastique et de métal où jamais personne n’éteint la lumière.
Je serais prise de vertige, le corps endolori à force de rester assise et debout aussi, longtemps, des heures, je ne sais plus. Je serais lancée dans la marche du monde avec le monde. J’aurais le tournis. J’en aurais plein le dos. Je serais assignée à la solitude dans la marche du monde. Le temps s’arrêterait, ne resterait que le tourbillon des âmes prisonnières de leur trajectoire. Elles me frôlent sans me voir. C’est ainsi dans tous les aéroports du monde. La même logique dicte la circulation des corps humains dans tous les aéroports du monde sous toutes les latitudes. Les corps se plient à la logique, ils s’alignent, ils lèvent la tête et regardent la caméra pour passer les frontières, ils mettent leurs pieds sur des pas jaunes, ils respectent les limites, ils font ce que dit toute personne avec un badge, ils suivent la file, ils franchissent des portiques, ils cherchent les toilettes, ils montrent leurs passeports, ils impriment leur carte d’embarquement, ils répondent aux questions, ils collent les étiquettes bagages, ils ne s’éloignent pas de leurs valises, ils cherchent leur chemin, ils marchent, piétinent, attendent, achètent des magazines, des barres de chocolat, ils savent où ils vont, ils ont une destination.
Je voudrais écrire et je serais incapable de former des lettres sur mon carnet rouge. Je ne saurais pas par quoi commencer. Je penserais à E. Je m’en voudrais de ne pas savoir voyager comme lui sait le faire. Je lui ai demandé s’il s’était déjà fait voler ses papiers. Il a répondu comme si c’était une évidence et un fait définitivement impossible : « non cela ne m’est jamais arrivé ». Il ne perdrait pas son temps suspendu comme moi maintenant dans une fatigue visqueuse. Il aurait son ordinateur et répondrait à des emails. Il serait efficace. Son temps serait productif. Je ne me sens pas productive. Je me laisse porter par la foule, bouchon sur l’eau. Dans la ronde du monde, je prophétise mon effacement. Qui me voit ? Si je venais à disparaître, il ne resterait que le code-barre de ma carte d’embarquement scanné par les machines.
Je n’aurais pas écrit une seule ligne à Istanbul. Je m’étais pourtant promis d’écrire tous les jours. Je me console avec des excuses. E pendant les 10 jours m’a entraînée dans sa course aux monuments historiques, aux musées, aux galeries d’art. En rentrant le soir j’étais épuisée, saoulée par le bruit et l’agitation de la ville. Ma seule joie était de flâner dans une librairie et d’acheter des livres. E n’aime pas les librairies. Il trouve que j’y passe trop de temps quand il finit par me céder et me suivre dans les rayonnages. Je n’aime pas sa présence impatiente. Il gâche mon plaisir. Je me promets la prochaine fois d’y aller seule. Il est parti. Je suis restée seule à Fathi. J’ai fini par écrire, mais si peu. J’ai lu beaucoup. Je me promets d’apprendre à voyager. Je me promets d’apprendre à écrire. Je me promets quand tout sera fini et que je serai rentrée chez moi de revenir à Istanbul.
Mélancolie triste dans le vertige des flux de l’aéroport et dans le constat de tous ces manques de la part de la narratrice face à E., manques trous errances qui font pourtant d’elle une écrivaine absolument disponible au monde qui l’entoure… J’aime à nouveau comme ton texte glisse de paragraphe en paragraphe de l’anonymat des foules et des espaces de transit à l’intimité de la narratrice, de ses réflexions, et de ce lieu qu’est la librairie.
Superbe !
Dans la première partie, je me promène dans cet aéroport avec vous, lectrice prise par la main. Merci.
Cette phrase : » Je me promets d’apprendre à voyager. » – Forte !
Et cette relation à E, intriguant.
Merci Annick. Ce voyage a déclenché quelque chose que j’explore à l’occasion de ce cycle d’été.
Oui ça déclenche, et des choses nouvelles apparaissent dans l’écriture, de paragraphe en paragraphe.
Merci Laure 🙂