#anthologie #01 | Consulat

Monter l’escalier roulant du métro, station Haliç. Allonger le pas sur le pont aérien au-dessus d’une mer émeraude sous un ciel bleu sans nuages. Tenir fort la bride de mon sac. M’interdire de m’approcher comme je m’interdirai d’approcher du bord d’une falaise de peur que le vide me happe. Être partagée entre l’envie de m’approcher de la rambarde pour prendre une photo de la ville traversée par le Bosphore et laisser tomber mon sac avec l’argent que m’a prêté M dans l’eau six mètres plus bas. Ajouter une catastrophe à celle de se faire voler son portefeuille la veille de son départ le premier jour de la fête du sacrifice. Valider mon passage. Refus de la machine. Recharger le titre de transport avec 50 lires turques. Attendre. Peu de monde sur le quai. Prendre la photo du quai d’en face avec le nom de la station « Haliç ». Un souvenir. Attendre. Monter dans le train. Rester debout. Compter trois stations. Descendre place Taksim. Prendre la direction Guézi park et non Sanat comme la dernière fois. Faire attention. Tenir fort la bride du sac à dos. Le plaquer contre mon ventre. Penser à prendre en contre-plongée une photo à la sortie du métro des fanions orange et blanc devant le dôme et les deux minarets de la mosquée d’Erdogan et m’en abstenir. Me rappeler le chemin jusqu’au consulat français. O arrive à 14h30 comme prévu. L’embrasser sur les deux joues. Dire «merci». Dire «comment j’aurais fait si tu n’étais pas venu». La porte du consulat donne sur la place Taksim. Erdogan y a planté une mosquée qui d’après O s’impose face au mausolée d’Attaturk plus petit. Il n’aime pas la place Taksim. Je me sens bien à la place Taksim. Je suis venue quelques jours plus tôt à l’Institut français pour la projection du film Une jeunesse allemande. J’ai longé l’avenue d’Istiklal plus de 5 fois à la recherche d’un Bookstore. Il n’y a qu’à celle qui a comme enseigne Mephisto que j’ai trouvé des livres en anglais. J’ai acheté un livre d’Orhan Pamuk: «the naïve and sentimental novelist». Je veux être « novelist ». Je me sens à la fois naïve et sentimentale. Je n’ai pas fini la lecture. Ce que je retiens de la dizaine de pages lues c’est qu’un romancier naïf écrit sans savoir là où le sentimental sait ce qu’il écrit et pourquoi il l’écrit. Je me sens naïve dans l’écrire comme dans le voyage. Un homme avec une veste pousse la porte du consulat. Je rentre dans son sillage. L’agent de sécurité dans sa guérite nous refoule en turc. O lui explique. En turc. O est turc. Je m’en remets à O. Nous nous sommes trompés de porte. C’est un peu plus loin. La porte anthracite est celle de l’institut français. La porte du consulat est blanche non loin. Activer l’interphone. O explique en turc. J’entends mon prénom comme rescapé d’une mer de mots turcs. O ne peut pas rentrer. Il n’a pas rendez-vous. L’agent de sécurité à qui je tente d’expliquer reste ferme. Je verrai avec les gens qui sont à l’intérieur. Je dois lui donner le téléphone que j’ai à la main parce que c’est interdit de rentrer dans le consulat avec un téléphone. En échange j’ai le numéro 6 inscrit en noir sur une petite plaque blanche. Passer une porte. Une autre porte. Me tenir devant un hygiaphone et prendre une grande respiration. Dire soulagée : «merci de parler français». Débiter que O est resté à l’extérieur. Je ne peux pas payer sans lui. Je me suis fait voler carte de crédit et papiers à la station de métro d’Eminonu. Quelqu’un va chercher O. Donner une photo d’identité. Remplir une fiche de renseignement. Ma taille. La couleur de mes yeux. Hésiter sur la date de naissance de mon père. Écrire sans hésiter celle de ma mère. Poser 4 doigts de la main gauche puis de la droite pour scanner mes empreintes sur un boîtier qui débite une lumière verte. M’asseoir avec O pour attendre la délivrance de mon passeport d’urgence. La Guadeloupe ne fait pas partie de l’espace Shengen. Un laissez-passer ne m’aurait pas permis d’atteindre Pointe-à-Pitre depuis Paris. Prendre mon passeport d’urgence qui a la couleur des passeports russes et non ceux de la communauté européenne comme je m’y attendais. Dire merci. Passer la porte-tourniquet de sécurité. Récupérer nos téléphones et rendre le numéro 6. J’ai noté quand nous nous sommes assis pour attendre la fabrication de mon passeport qu’un outrage à agent coûte 7500 euros d’amende. Comment arrive-t-on à cette évaluation de l’outrage ? Je l’ignore.

Nous prenons un café. Je ne bois jamais de café. Je n’ai pas réfléchi. Je suis naïve. O me raccompagne à la station de métro. Dire au revoir. Dire j’ai honte d’avoir été aussi imprudente. Il me rassure. ça peut arriver à n’importe qui. Descendre les escaliers. Suivre la foule sans trop savoir où je vais. J’ai peur de me perdre. Je veux retrouver le refuge du Grand Almira Hôtel. Revenir sur mes pas. Hésiter. Je suis perdue. Les noms me sont familiers et en même temps il me semble que Karakoy est sur la rive asiatique. Je ne sais plus. Je suis désorientée. Demander mon chemin. Personne ne parle anglais. Me rappeler avoir pris une photo à la station Halic. Je montre la photo. On me dit «go down and left». Je descends l’escalator. Je sais maintenant où je vais. Je vais à Haliç. Je n’ai jamais été aussi heureuse de voir l’enseigne Turkish Deligth qui représente pour moi la porte d’entrée de Fathi. Fathi je connais. Depuis 3 jours j’en arpente les rues et j’y ai mes habitudes.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

5 commentaires à propos de “#anthologie #01 | Consulat”

    • Merci François. J’ai envie d’aller jusqu’au bout des 40 jours pour écrire probablement une nouvelle qui mettrait en scène une réflexion entre l’art d’écrire et l’art de voyager. Je suis naïve alors j’y vais à l’intuition. Je vois les maladresses mais je les corrigerai plus tard. Pour l’instant il faut écrire et poser la matière. Merci pour ton enseignement. Je me régale!

  1. Labyrinthique. Kafkaïen (les affres administratives et le choix des initiales peut-être). J’aime ta façon d’écrire l’expérience de l’étranger, de l’étrangeté : voyager c’est un peu apprivoiser l’étrangeté, à te lire, trouver son chemin en se frottant au tout autre. J’aime ton projet. Je vais te suivre.

Laisser un commentaire