#anthologie #prologue | je suis née extirpée

Je suis née extirpée.

J’ai senti le fer dur et glacé du forceps, j’ai senti l’air glisser dans ma gorge, j’ai senti l’air rentrer dans mon corps, j’ai senti l’eau chaude et le drap, j’ai senti le plastique d’une tétine, l’odeur d’éther et de désinfectant, la vibration d’un moteur et le chaos des pavés, j’ai senti la moisissure le jasmin la pourriture le Chanel la vase l’urine les genêts le froid la neige et l’oxygène. J’ai senti Paris. J’ai senti partir.

J’ai compris. J’ai compris sans comprendre. J’ai su. J’ai su sans savoir.

J’ai appris à danser en roulant les hanches. J’ai appris à mettre les pieds dans les talons des adultes. J’ai appris le froissement des jupes longues sur les jambes. J’ai appris à enfiler des perles, à déshabiller des poupées, à faire des châteaux, à séduire avec l’œil bordé de bleu de noir et d’argent. J’ai appris l’amour et le devoir. J’ai appris la lignée des soumises et celle des révoltées. Je n’ai pas craché comme un homme. Je n’ai pas lancé de pétards. Je ne me suis pas battue comme un homme. J’ai fait la gueule, j’ai griffé, j’ai mordu jusqu’au sang, je me suis échappée par les fenêtres, j’ai tabassé avec mes balais. Je me suis obstinée quand j’étais décidée. Je me suis cognée je me suis ramassée. J’ai marché la nuit j’ai marché le jour. J’ai toujours marché jusqu’au dernier jour.

Je me suis réjouie de la forme. Je me suis réjouie du jeu de la forme. Je me suis réjouie du clignotement argenté des feuilles de peuplier. Je me suis réjouie des coccinelles et des araignées. Je me suis réjouie du coton du cuir de la laine et de la pierre. Je me suis réjouie des étincelles de soleil sur les lacs glacés. Je me suis réjouie du cobalt et du rouge sang. De l’orange et du jus. Des corps des bébés, des corps des hommes de ceux des adolescents. Je me suis réjouie du sable de la terre et des cumulus sur les immeubles de verre.

Je me suis réjouie des grillons de prairie et des orchestres symphoniques. Je me suis réjouie de l’éclat des cuivres et des roulements de timbales. J’ai tourné le dos à l’acidité des bois et aux ténors exaltés. J’ai tourné le dos aux aiguës du RER à l’aspiration des VMC. Je me suis emballée pour les barytons, les merles noirs et les staccatos de pluie sur la tôle et le béton. Je me suis emballée pour le bris du flot sur la grève. Je me suis emballée pour les boucles de basses, les fracas de mer sur le roc, le ressassement, les fractales et les répétitions.

Quel chemins ai-je pris ? Quels détours ai-je pris ? Quels enjambements ai-je faits ? Au-dessus de quels corps avachis ? Quelles personnes n’ai-je pas secourues ? Quelles personnes n’ai-je même pas vues ? Quelles histoires d’amour ai-je loupées ? Combien ? Des grandes histoires ou des petites histoires ? Combien d’heures de mois d’années n’ai-je pas fait attention ? Quel vivant ai-je détruit en marchant ? Quel vivant ai-je détruit en chantant ? Quelle légitimité à être ai-je acquise ? Ai-je suffisamment fait pour augmenter mon potentiel de chance? Ai-je gâché de la chance ? Ai-je gâché de la vie ? Ai-je été un humain globalement digne ? Puis-je enlever le « globalement » ? Puis-je respirer sans penser global ? Ai-je respiré de l’air déjà respiré par des poumons célèbres ? Des poumons méchants ? Des poumons antiques ? Des poumons de chat de dinosaures de loups de chèvre et de moutons ? Puis-je respirer sans penser ? Puis-je prendre de nouvelles routes ou n’y-a-t-il pas de chemin autre ?

J’ai vu et j’ai lu. J’ai mélangé ce que j’ai vu et ce que j’ai lu. J’ai mélangé ce que j’ai vu ce que j’ai lu ce que j’ai entendu. Je n’ai pas vérifié. J’ai cru. J’ai cru à l’homme bon, j’ai eu des héros. J’ai cru à l’homme mauvais, j’ai déboulonné des héros. J’ai mélangé les alcools les temps et les gens. Je n’ai pas maîtrisé le subjonctif, je n’ai pas maîtrisé l’allemand, je n’ai pas maîtrisé la science. Je n’ai pas cherché à maîtriser, je n’ai pas cherché à commander. Je n’ai pas cherché à parler. J’ai fui. J’ai aimé fuir. J’ai rêvé. J’ai marché. J’ai chanté. J’ai enfanté. J’ai enchanté (si,si).

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

4 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | je suis née extirpée”

  1. Quelle vie dans ce texte, ça foisonne, ça vibre. « Ai-je respiré de l’air déjà respiré par des poumons célèbres ? Des poumons méchants ? Des poumons antiques ? Des poumons de chat de dinosaures de loups de chèvre et de moutons ? » j’adore ces questions et j’aime aussi les boucles de basses. Lecture stimulante, merci Valérie.

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