comme on sait je suis devenu ouvrier-saisonnier circulant depuis mon jeune âge accroché à la main de mon père qui déguerpissait laissant derrière lui un pays détruit et tentait de survivre dans une déambulation désespérée à travers les campagnes du nord de l’Europe, moi j’étais son enfant et nous étions des miséreux rien que de pauvres gens malheureux, et forcément que j’aurais pu interrompre notre fuite en tombant malade ou refusant de repartir un matin parce que les forces m’avaient quitté
parfois la douceur d’un vallon peuplé de pommiers en fleurs, se glissait en moi l’idée que je pourrais vivre dans un endroit qui ressemblerait à celui-là
alors il est arrivé que mon père s’était fait tirer comme un lapin dans la forêt au passage d’une frontière interdite et la plaie s’était mise à s’infecter jusqu’à ce qu’il en meure, oui il avait fallu ce tir de carabine pour le mettre à terre, et il avait fallu ce tir de carabine pour que j’extirpe une fois pour toutes ma main de la sienne, pas eu de larmes même pas
ce moment m’habite, je n’ai pas mesuré combien il faisait froid
il avait longuement neigé pendant la nuit et lui était couché sur la terre recouverte de neige poudreuse écrin blanc miroitant si doux dans la lumière il avait cessé de râler ma main toujours retenue dans l’étau de ses doigts rugueux tellement abîmés par les travaux parmi les plus durs que les hommes aient eu à produire sur cette terre, ses doigts pareils à du bois inertes soudain
mon visage blanc sans expression
ça n’avait rien d’un cauchemar juste un moment décisif rien d’autre à faire que de tenter de retirer ma main et de refermer les boutons de sa veste pour qu’il ait le moins froid possible, j’ai touché ses paupières et j’ai tourné la tête, j’ai pris le baluchon qui contenait nos maigres possessions presque rien je l’ai laissé derrière moi, enfin j’ai laissé son corps au visage glacé pétrifié dans une sorte de masque de douleur et d’effroi, effroi de me laisser tout seul livré aux loups et aux soldats moi son petit garçon son seul lien à l’existence sa seule famille, je me suis débattu avec mes idées de souffrance il fallait que je dégage à tout prix ma main de l’étau qui s’était refermé sur elle avec les crocs d’un piège
j’ai dû forcer, une par une ouvrir les griffes au risque de briser les phalanges ce moment où, ce moment que beaucoup d’autres que moi avaient franchi déjà un jour dans leur vie, ce moment où
et c’est là que j’ai entendu le sentiment de solitude qui me vrillait le cœur, sentiment extrême capable de propulser vers l’avant vers le haut, sentiment pareil à une aspiration violente une fantastique explosion, je n’avais rien demandé à personne moi j’aurais seulement voulu demeurer plus longtemps dans le giron de ma petite mère et sentir plus longtemps le chaud dans le poing refermé de mon père et à présent plus rien n’existait sinon mon être encore si jeune égaré dans une forêt enneigée au pied du cadavre auquel il fallait définitivement tourner le dos, alors ce sentiment qui me poussait vers l’autre monde déclenchait l’avalanche sans aucune croyance ni certitude
Exemplaire de force et de courage et tout en évidence. Quel personnage ! bout chou.
Aussi une tristesse incommensurablement.
Lecture intense,
merci tellement Cécile
un personnage qui revient régulièrement depuis le cycle « Roman », un texte en train de s’organiser, et cette proposition m’a ramenée vers lui, l’enfant fuyant serrant la main de son père, il s’appelle Jude et il vient de quelque part près de la Silésie
merci pour ton passage qui soutient…
Comme un film captivant le cœur et les yeux. Et ces mains accrochées, ce détachement poignant et bouleversant vers la solitude. Merci Françoise.
oui les mains qui reconduisent vers l’idée du geste, et ce geste qui me reconduit vers Bois d’azobé (j’y pense maintenant que tu en parles…)
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