#anthologie #04 | se moquer d’habiter

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Habiter le pays de mer tout d’abord pour commencer la vie, la maison construite pas loin de la côte par le père courageux soucieux d’abriter sa famille, enfants en train de naître, maison souvent décrite probablement détruite d’ici quelques mois au départ de la mère, elle aussi très vieille désormais, maison qui va rester dans mon souvenir avec jardin bien ordonné et grenier transformé en chambre de jeune fille quand j’ai eu 14 ans avec de la peinture bleu ciel autour de la fenêtre et dessus de lit assorti, souvenir intouchable façonné par les tempêtes et les étés d’adolescence

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Habiter la ville dans la jeunesse avec la soif de nuit et de folie, la ville ouvre ses bras ses zones brûlantes ses artères, la ville crée l’abri et protège ses passants et ses résidents, je la découvre sous le ciel puissant du Sud, elle est ma nouvelle maison, ma liberté

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Se moquer d’habiter parce qu’on ne fait que sortir, que rechercher l’aventure, la chambre est vide et neutre, ne sert qu’à recueillir le corps qui dort

4
La chambre dite universitaire était au rez-de-chaussée d’un petit bâtiment à la cité Vert-Bois nichée dans les romarins et les chênes verts, autant de taillis qui permettaient aux voyeurs de se glisser jusqu’aux fenêtres de l’aile des filles, trahisons des regards, intrusions dans le soi intime qu’on ne connaît pas encore

5
Habiter rue Pouget, premier appartement rien qu’à moi loin du pays d’enfance, loin des parents et des gens fréquentés jusque-là, petite maison désuète autant dire dans son jus pour accueillir amis amants, autrement dit deux-pièces aux murs couverts de vieilles tapisseries avec gros fauteuil en cuir datant de l’autre siècle et placard de cuisine en formica vert pâle, salle de bains bricolée, un lieu loué par un monsieur à moustache et voix métallique qui avait poursuivi une carrière d’arbitre de football, je détestais le rencontrer, mais ce qui comptait le plus c’était le jardin ancien avec plusieurs espèces de roses et plantes indisciplinées, aussi le chat blanc sourd qui me visitait chaque jour

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Un quartier populaire mal famé, petit appartement d’un immeuble aux portes de garage taguées, rentrer à la maison par les ruelles et les recoins obscurs, le porche lui aussi sans lumière, bien vérifier, ne pas être suivie, pousser la porte, grimper rapidement l’escalier, ma pièce-refuge avec quelques rayons de livres récupérés et un bureau en bois qu’on m’avait donné, là où j’ai commencé à écrire

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Apprendre à habiter, à occuper l’espace, à récupérer dans la rue des objets mis au rebut qui peuvent être détournés, en faire son affaire, habiller les murs et les sols, créer le cocon, se sentir suffisamment bien pour tenter d’écrire un peu

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La cabane était faite de bambou, palmes végétales en guise de toit, elle était posée dans le sable, pas encore de tourisme dans ces régions éloignées de l’île de Java, une cabane de pêcheurs qu’on m’avait louée et je m’étais envolée dans mes rêves et les rugissements inconnus d’un monde que je notais et dessinais dans un petit carnet. Le jour je marchais et ramassais des coquillages, la nuit j’écrivais et volais dans le ciel

9
La maison de l’oncle Joseph était neuve, dans la banlieue d’une grande ville, les pièces résonnaient tant elles étaient vides, ou alors c’était à cause de la nature du béton. J’y ai vécu pour une année près du lycée, le temps de grandir un peu plus pour vivre l’internat.

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Habiter la maison d’un artiste le temps d’un été dans une solitude brûlante pas loin du quartier gitan, la maison grande et exempte de bruits, seulement les sons en provenance du dehors, une courette fraîche, la beauté des espaces et la présence de l’art un peu partout accroché aux murs

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Habiter, faire d’un lieu un chez soi, chercher la protection des murs et des étoiles

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

4 commentaires à propos de “#anthologie #04 | se moquer d’habiter”

  1. « Habiter, faire d’un lieu un chez soi, chercher la protection des murs et des étoiles ». C’est ça. C’est amusant comme je retrouve dans ton texte ce que j’ai aussi mis dans le mien. Une trajectoire de vie ponctuée de lieux où on a regardé le ciel. Merci Françoise

  2. Merci Françoise de nous faire voyager avec toi à travers le temps et tes habitations. J’ai été particulièrement touchée et marquée par ta maison d’enfance « souvenir intouchable façonné par les tempêtes et les étés d’adolescence. » Très beau

  3. Quel texte encore une fois ! Cette première phrase pour commencer (la vie tiens !) et puis « Se moquer d’habiter parce qu’on ne fait que sortir, que rechercher l’aventure, la chambre est vide et neutre, ne sert qu’à recueillir le corps qui dort » c’est si loin si proche, pourtant à des années. Et encore cet art de la chute que tu manies si bien avec la onzième séquence que je peux presque mettre en exergue de mon texte tant le verbe habiter le hante. Merci pour ce manifeste « habité » !

    • et tu vas me chercher dans mes retranchements
      j’ai déjà oublié ce qui s’est tramé au début des 40 jours et tu me relances sur ces pistes si magnifiques à emprunter
      merci Camille, merci