JE VIS se froisser l’étendue bleue de la mer. Je la vis se tiédir et se peupler de méduses à longs filaments et d’algues empoisonnantes. Un jour je vis s’effondrer un pan de montagne sous l’effet des pluies diluviennes et courir la vague assassine, détruisant la vallée où je vivais. Je vis la panique dans les yeux ce jour-là. Je vis les jardins brûler, ceux à qui je m’étais longtemps consacrée, et mes arbustes mourir à cause de la sécheresse. Je vis aussi les berges de la rivière sauvage envahies de gens sans respect et les oiseaux des cascades refoulés vers l’amont. Je vis la fin de ma vie au Sud. Alors j’entrevis la nécessité de me déplacer, de changer de campement.
L’inquiétude était là, fixée dans mon corps, impossible à déloger. La respiration m’avait été pour ainsi dire enlevée, l’espoir s’était grillé comme l’insecte contre la lampe. Je désirai retrouver le scintillement des étoiles. Un matin la décision était prise. J’ouvris une carte des territoires et entrepris de me trouver un asile.
JE VIS la forêt se densifier à l’approche des monts aux sommets couverts de neige, les villes se raréfier. La route avait de l’allure. Un étrange pays se dessinait au fur et à mesure comme un paysage américain. Fermes isolées. Animaux regroupés sous les arbres en attente de rentrer à l’étable. Le temps annoncé pour les jours suivants n’était guère fameux, chutes de neige prévues en plaine avant de tourner en pluie. Je lus les panneaux indicateurs plantés au croisement des grands chemins, relevai pour les noter dans mon carnet les noms de régions à visiter, les numéros de route. A mon arrêt suivant je déployai la carte sur le capot en fumant lentement une cigarette. L’air qui venait des hauteurs était glacial. Je n’imaginai rien de ce qui pouvait arriver.
JE VIS un homme sous le tilleul qui regardait vers la maison, un homme jeune en habits usés sales de poussière et de sang. Il avait le visage en sueur, sac déposé à ses pieds, et il semblait au bord de pleurer. Il repensait au chemin parcouru depuis sa naissance, au froid supporté, à toute la misère, la faim, le poids des deuils successifs, le poids de l’absence, et il était prêt à céder au désespoir. Pourtant je sentis qu’il était parvenu au seuil de quelque chose de grand et qu’il avait le désir de vieillir encore pour savoir ce qu’il en était de la survie, de l’espérance et de la mort. Il comprenait qu’il n’avait pas été abandonné non, les corps de ses parents étaient simplement restés en arrière, ensevelis dans l’obscur, et il n’avait gardé d’eux qu’une mémoire floue au bord des lèvres, presque édulcorée, et maintenant il cherchait un autre visage, un autre repère. Quand il la vit sortir de la maison, un panier à linge posé sur la hanche, il remarqua sa peau blanche et l’élancé de sa silhouette.
JE VIS la femme assise dans la cuisine et la drôle de lumière filtrée par les fenêtres à vitrage ancien, du verre fait à la main avec ce genre d’imperfections qui diffractent les lueurs et accentuent les couleurs. Était-ce le matin ou le soir ? Je me souviens que c’était à l’approche du soir. Il y avait de l’ambre chaud répandu dans la pièce qui se glissait dans la réserve à l’arrière et révélait un four à bois que je n’avais pas encore remarqué dans son recoin. J’étais dans mes débuts d’installation et la grande maison me réservait bien d’autres surprises.
à l'arraché encore cette #37
et cette contrainte du passé simple... ah la la ! vraiment "pas simple" !
C’est beau comme tous ces fragments tissent la même histoire, mais comme chacun si on les isolait du reste, ferait naitre à chaque fois tout un roman !! Merci pour ça
mais c’est beau aussi ton commentaire qui me permet soudain de voir les liens d’un texte à l’autre, pourtant écrit à droite à gauche, comme en quête de quelque chose de plus…
merci chère Line