(un autre point de vue dans Silence d’été )
Elle entre dans le grand sombre, il est là, droit devant, sa fraicheur l’appelle. Le soleil est trop chaud. Elle le sait, ses dix sept jours d’existence lui ont donné toute la sagesse du monde. Elle le sait quand le ciel brule dans ses dizaines d’yeux il faut rejoindre l’ombre. Jusqu’à présent, elle a su échapper aux monstres du dehors. Ses frères, ses soeurs, certains de ses enfants ils les ont gobé en vol. Mais pas elle. Dix sept jours ! Une longue, très longue vie. Elle n’aime pas la moiteur autour d’elle qui réduit sa capacité de détection des prédateurs. Elle rejoint l’ombre.
Elle est souvent venue dans cette pièce, la géante est assise près de la table. Elle est si lente avec son journal roulé en tuyau. La géante se lève avec apathie, arme son bras pesamment, tape avec mollesse là où elle était une longue seconde auparavant. Elle sait décoller instantanément. La géante s’acharne pourtant, ses dérisoires coups de journal, elle les voit se former et retomber au ralenti. La géante n’a aucune chance, elle ne l’attrapera jamais. La géante est trop lente. Comment peut-elle même s’imaginer frapper un être aussi supérieur en rapidité ? L’espèce des géants est tout simplement dix fois plus lente que la sienne.
Dans le grand sombre, elle se guide au vacarme des mâles dansants la parade nuptiale au plafond. Elle l’a aimée toute sa vie cette spirale assourdissante. Elle était une femelle très recherchée, sa paire d’ailes était la plus gracieuse. Elle était rapide aussi, ses saccades imprévisibles lui donnaient un avantage sur les prédateurs. Elle avait juste à s’approcher, choisir celui qui nageait le plus rapidement sur l’air. Ils s’accouplaient en vol. Tout au long de sa vie, elle s’est approchée cinq fois du cercle, elle a eu tant d’enfants qu’elle ne les compte plus.
Aujourd’hui elle n’en a pas envie. Depuis quelques minutes elle le sent, elle est rapidement fatiguée. Pour la première fois elle doit se forcer à actionner sa paire d’ailes. Elle vrombit plusieurs secondes puis se pose pour concentrer son énergie. Elle repart, remonte. Le mouvement devient difficile. Elle se pose, se repose, repart, remonte. Elle s’épuise. Soudain elle chute, s’effondre sur la table à côté du petit géant. C’est incompréhensible, elle fait vrombir ses ailes, elle parvient seulement à tourner comme une toupie sur le dos. Durant une demi-seconde elle ne bouge plus. Enfin, elle a encore de l’énergie, assez pour bourdonner. Ses battements n’atteignent plus les deux cent hertz qui faisaient sa fierté. Elle ne tourne plus, immobile, ses pattes tressautent. Son corps devient rigide, elle ne peut plus bouger les articulations de sa carapace. Ses yeux se voilent, elle entends la parade nuptiale là-haut et dans un grondement sourd les paroles de la géante …laiaiaissse lààà eeelllleee vvvaaaa ccrreeevvveerrr