#anthologie #36 | sans titre

« Avec plaisir » dit-il en posant la tasse de café sur la table. Mais avant de la poser sur ma table, la tasse de café a fait bien du chemin. Je le sais, je l’ai déjà vu faire des dizaines de fois. Il la prend d’abord avec sa main droite en l’attrapant par ce qui est appelé l’oreille qu’il tourne systématiquement du côté droit. Elle est à l’envers au-dessous du comptoir et il la sort prestement. Coincée entre son pouce, son index et son majeur, il lui fait faire un demi- tour de gymnaste et la remet à l’endroit tout en se tournant vers la machine à café. De façon presque simultanée, il pose la tasse sous le bec verseur de la machine, sort le filtre du dernier café qu’il vide tout en le tapant de deux coups clairs et assurés dans la poubelle que je devine mais que je n’ai jamais vue. Il lave le filtre, le remplit à nouveau de café qu’il a pris dans une grosse boîte rouge et or au-dessus de sa tête. Il bloque le filtre dans l’encoche de la machine prévue à cet effet en donnant un petit tour sur la droite. De son index droit, il appuie alors sur un bouton et la machine émet un ronron satisfait. Quelques gouttes noires commencent à tomber dans la tasse blanche, de plus en plus vite, sans interruption. Il reprend alors la tasse de sa main droite et la met dans une soucoupe qu’il a extirpée de dessous le comptoir. Il se retourne encore une fois saisissant une petite cuillère sur la gauche, presque en lui faisant faire un salto. Du sucre enveloppé de papier blanc est glissé sur la soucoupe de sa main gauche. Il sort de derrière le comptoir, ouvre la porte de sa main libre et fait un arrêt. Il tourne la tête à droite et à gauche pour vérifier que personne ne viendra le heurter quand il traversera la place : ballon, vélo, trottinette, chien, chat, pigeon, téléphone. D’un pas assuré, il pourra alors venir jusqu’à moi, déposer la tasse sur la petite table ronde verte en fer et dire « avec plaisir ». Oui, il est question de plaisir, c’est vrai mais tout le plaisir est pour moi je crois car c’est moi qui me fais servir sur cette terrasse à l’ombre du platane alors que toi tu trottes de la place au café qui se trouve de l’autre côté de la rue en plain cagnard. Oui, c’est vrai, je crois que j’y prends du plaisir à être là, à ne rien faire si ce n’est regarder les gens passer et l’été s’installer confortablement.