#anthologie #34 | Ici, Ailleurs

Alors comme ça elle l’a encore harcelée mais elle ne s’en rend pas compte, ce n’est pas de sa faute, quand même l’autre ne sort pas, faut bien que quelqu’un lui dise
Servant le café dans la véranda, regarde l’ ébouriffement de la colline sous ce vent d’ Est!
Il a plu des cordes, et ce sirocco c’est l’enfer tout est rouge
Chaque feuille lestée de grammes de désert, après avoir été essoufflée de sécheresse durant des semaines, mais encore un orage à venir la colline le dit, regarde c’est agité, c’est le monde!
Coupez.

Tu devrais voyager. Tu ne sors pas de cet endroit ça te ferait du bien de voyager. Moi je.
Quel bien, c’est quoi du bien ? Évidemment le bien on ne peut dire, pour moi le bien c’est la fierté de ma petite empreinte carbone et encore on peut toujours faire mieux , et je puis dois surveiller les itinéraires de fourmis charpentières
Et l’Autre remuant sa cuillère dit laisse tomber les fourmis, mais pourquoi tu continues à voir ta mère, secoue son bracelet sur bras hydratés fière de son corps à son âge, tu devrais
Tête rouge et corps noir, les charpentières, elles ont trouvé cette nuit une nouvelle autoroute jusqu’aux poutres sous toit : la branche de vigne ! Je suis ici moi, je ne m’étourdis pas sans cesse dans l’ailleurs moi
Coupez !

Alors comme ça elle ne la supporte plus mais casser une amitié de longue date ça se réfléchit elle devrait faire attention à n’être pas plus seule encore, alors comme ça l’Autre croit qu’elle ont un rapport fusionnel a-t-elle dit, alors qu’elle hésite à casser cette amitié qui repose sur un vieux socle
Un vieux socle
Toujours dans l’ailleurs et l’autrement. Mais non je ne peux pas !
Dans l’ailleurs et l’ autrement elle dit qu’elle ne peut pas C’est comme ça qu’on vieillit, dans l’ ici et maintenant on vieillit, elle finira assise en brochette sur le banc du carrefour avec les vieux du coin
Comment tu fais tu continues à voir ta mère après tout ce qu’elle t’a fait, aspirant le café à petit bruit pour le rafraîchir comme ferait un Japonais pour les nouilles, tout ce qu’elle t’a dit c’est pas normal, tu devrais, le fils de ma voisine il a coupé avec sa tante qui
C’est la question de la maison, les rats cet hiver ont mangé les appâts, il faut découper des triangles de grillage à poule, plusieurs épaisseurs, puis boucher avec cet enchevêtrement de fer toute les entrées sous tuiles rondes, côté sud, côté nord, et même le toit du bûcher. Et puis regarde les tomates s’affalent sur la terre, écrasées de pluie et faute de tuteurs.
Trop d’argent dans cette maison, elle dit après qu’elle n’a rien, un billet d’avion pas cher pourtant pour la Sicile ou les Canaries elle devrait ça lui ferait du bien , moi je
Quoi! Nager dans l’eau bleue trouver un coin où il n’y a personne des milliers de litres de kérosène pour trouver la plage où il n’y a personne, et puis photographier, SE photographier ! Mon empreinte numérique ! Et puis quoi du poisson frais pêché et puis quoi on fait plus l’amour sur la plage à nos âges
Coupez.

Regarde le jardin se déploie comme ça vient, les ronces pointent encore cachées dans la haie, le grateron colonise les iris les érables l’oseille la roquette et les fraises. Il me faut prendre soin ici de l’ici.
Le film de, la série de, et le film de, et le restau de, et t’as pas vu ? et et et
Il faut arracher le grateron sinon plus d’oseille.
Coupez !

Le printemps par chaque pore tu reprends du café ? Après on va marcher autour du champ ?
Marcher autour du champ? C’est toujours le même champ,
Toujours le même ciel toujours la même mère même en changeant de champ ça me changerait pas de mère
Un autre café en ville alors ?
Oui d’accord en ville sous les mûriers bien taillés pour l’ombre, déguster un café regarder les gosses sauter, ceux d’ici palabrer, les touristes hésiter, sur la rue principale les tracteurs les 4×4 les voitures sans permis les camions de cailloux les bennes le car de 16 heures les grosses cylindrées les vélos pas de trottinette ici , chacun vaquant à sa conduite, chacun vaquant à ses choses, c’est le monde
Alors comme ça elle a essayé de la faire changer de café ? Au café du cours ! les habitués les poivrots les poivrottes  ceux à qui on a retiré le permis et même plus leur mobylette, les petits blancs du matin au mieux le noir de 8h pour se secouer les puces et partir travailler tandis que le colon prépare son cancer et le foie sa cirrhose
Ailleurs, tu devrais aller ailleurs !
Ah je meurs on va pas se coller au café le plus bruyant le plus pollué, en ras de route, elle est sourde ou quoi, je suis seule avec le son, je suis seule avec mon CO2, avec ma peau, alors que le printemps par bouffées. Hé oui! elle est sourde et elle a de l’asthme. C’est vrai ça.
Coupez

Elle souffre la pauvre de trop de solitude
On n’est pas dans sa tête, la tête des gens on n’est sait rien
Coupez

De toutes façons t’es hypocondriaque, si tu laisser tomber ta mère tu verras le fils de ma voisine
La fauvette à tête noire en pleine improvisation de trilles ce matin, un véritable concerto pour clavecin, tandis que porte ouverte je faisais la vaisselle, sans claquer les assiettes, sans faire gicler l’eau, sans gratter les gamelles, la fauvette se déployait . Un beau matin. Regarde mais regarde ! Ça vit ici !
Coupez

Tu devrais
Écoute les cloches, il y a sûrement un mariage!
Tu devrais
Couper
Couper

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.