Je reprends ces lignes écrites le 8 juillet avec le souvenir de cette scène entre elle et lui. Pas de conversation vraiment, il y a trop de peine, trop de sanglots au profond des corps, les mots sont cousus dans la chair comme englués. C’est le moment du roman où la vérité paraît : quelque chose ne parvient pas à être dit. Et peut-être que je pourrais intervenir pour les aider, passer une main sur leurs yeux pour effacer le réel, réduire la peur en poussière.
Depuis longtemps elle s’est arrêtée de parler.
UNE CHAISE DEVANT LA FENÊTRE
(les rideaux sont tirés sur le côté, petits carreaux de surfaces égales avec traces d’insectes écrasés)
Elle déglutit à peine, le moindre mouvement lui paraît hors de forces. Ses mains sont posées dans son tablier.
Lui voudrait dire : Qu’est-ce que tu regardes ?
Il parlerait très doucement, sa voix à peine audible. Ce serait quelque chose de facile dans la mesure où il se demande vraiment ce qu’elle peut regarder comme ça. Les arbres, le paysage, la pluie qui glisse au long de la vitre. Il y a de la peur et de la folie dans ses yeux.
Il dit comme pour lui-même : Tu sais, il faut attendre encore pour savoir, tu ne crois pas ?
Il s’arrête quelques secondes et il reprend : Tu ne dois pas…
Il voudrait parler du désespoir mais il ne sait pas comment on dit le mot désespoir dans sa langue à elle.
DANS LA COUR
(la pluie a creusé des sillons dans la terre le long du lavoir, feuilles rousses accumulées dans un angle, l’eau descend jusqu’au fossé qui borde la route, hautes herbes pliées couchées)
Un sursaut reste possible, il faut qu’elle réagisse, il faut qu’elle mange quelque chose. Peut-être qu’il pourrait lui prendre la main, la caresser. Comme une part de doux, comme un élan de compréhension qui se prolongerait dans le silence.
Il s’approche d’elle et il dit : Viens… Viens t’asseoir à la table près de moi, viens. Tu veux bien ?
Il s’agace qu’elle ne réagisse pas, qu’elle refuse tout de lui. Il voudrait la prendre par les épaules, l’obliger à se lever mais il n’ose pas, il a peur soudain qu’elle se laisse mourir, qu’elle refuse de respirer, de s’alimenter, et il ne sait pas comment faire pour la sortir de là.
Elle ne veut pas quitter la chaise devant la fenêtre.
CIEL CHARGÉ DE NUAGES
(jamais le même d’un instant à l’autre, tourmenté, le grand châtaignier au loin comme une silhouette rugueuse et noire)
On dirait qu’elle s’est tassée un peu plus sur la chaise, une compression verticale du corps, la courbe du dos plus prononcée, la tête penchée à cause des larmes.
Alors il dit : Amour, amour. Mon amour.
Il ne connaît que le mot amour, il le connaît même en plusieurs langues. Il le lui dit, le lui répète comme un doux secret.
Il le dit encore une fois. Le son du mot se répète à l’infini loin des lèvres, dans l’espace de la pièce.
Il voudrait lui donner davantage pendant que l’enfant dort, leur enfant qui ne grandit pas, qui ne parle pas, qui ne se tient pas sur ses jambes, et il faudra bien que ça éclate, que la tempête vienne, que les mots soient posés sur le mal dont il souffre.
Il voudrait dire : Enfin si on savait, on pourrait le soigner, le soulager, ah je voudrais tant, je voudrais me dépouiller, tout donner, même me couper un doigt pour le sauver.
LA CHAISE DEVANT LA FENÊTRE
(le bois de la chaise est brun de la couleur de la cire, l’assise est en paille soigneusement tressée)
Il pense qu’il ne dispose pas assez de mots pour la convaincre, il la soulève de la chaise, la prend contre lui, l’enserre avec ses longs bras, essuie son visage
Il prononce encore et encore les mots qu’il connaît : enfant amour amour ensemble tenir
tentative de recomposition et de transformation de la scène #16 "Viens contre moi" déjà écrite à la lueur des propositions #34 et #35
un effort encore, promesse d'expérience et d'approfondissement, lueur à la fenêtre
effort encore demain jusqu'au bout....
C’est si beau, si fort et si émouvant, merci Françoise, pour ce portrait d’eux que je vois si bien. Bon dimanche à toi.
oui eux, toujours eux, tu les reconnais, voilà ce qui compte beaucoup pour moi…
merci Clarence pour ton doux passage
. « Et peut-être que je pourrais intervenir pour les aider, passer une main sur leurs yeux pour effacer le réel, réduire la peur en poussière. » résonne très fort . Merci Françoise
oui comment toujours tenter d’établir le lien entre ce qui est et ce qui va être dit
qu’est ce que l’écriture peut faire en plus pour donner à voir au plus creux au plus profond ?
merci Nat pour ton œil et ta précision toujours…
Je retrouve ces personnages, leur drame et la force du silence avec émotion. Et ce silence, cette difficulté/impossibilité à dire, presque comme un personnage. Et cette phrase « réduire la peur en poussière » comme un titre, ou un dernier mot du livre? Merci Françoise
quelque chose qui pourrait être de l’ordre d’une ligne directrice, d’un horizon…
(je peux par instants le reconnaître)
Gratitude à toi, Valérie, pour ces moments partagés dans cet atelier…