J’hallucine : l’unijambiste qui vient faire la manche au marché du lundi, est assis comme d’habitude sur le trottoir devant la boulangerie, ses deux béquilles posées à ses côtés. Il a bien du mal tous les lundis à venir à béquilles jusqu’à cet endroit. C’est un gars de l’Europe de l’Est, je ne sais plus comment je l’ai su, mais ici tout se sait. À Forcalquier, 5 200 habitants, 8 000 l’été , le plus grand marché de Haute Provence, l’essentiel se transmet de bouche à oreille, même si le bulletin municipal sur papier glacé raconte les travaux de voiries passé présents et à venir, ainsi que les discours des politiques pour des bonnes causes. Un grand touriste avec lunettes noires et bermuda repassé, tenant en laisse son petit chien blanc amidonné, bien brossé, le laisse ou le fait délibérément crotter et pisser à un mètre de l’unijambiste, sur le trottoir. J’hallucine et je me déçois. Car j’ai envie d’engueuler le touriste et je ne le fais pas.
L’autre mendiant du lundi élève un couple de bâtards Pékinois lovés par tous les temps sur ses genoux, avec parfois une portées de chiots, et sans doute ces jours-là fait-il un peu plus de monnaie à cause de l’attendrissement que provoquent les bébés chez les vieux et les petits enfants. C’est un homme âgé, ami de l’unijambiste mais n’œuvrant pas sur le même trottoir, souhaitant toujours bonne journée bonne santé à ceux qui s’arrêtent, exactement ce dont les passants ont besoin pour vivre et continuer par tous les temps : mistral, tramontane, soleil de plomb, votes du dimanche, nationaux, européens, municipaux. Il semble qu’il ait un fourgon, ce qui étonne, mais ne surprend pas avec tous ces chiens. Par son sourire, son courage, sa constance, le soin qu’il prend de ses petits animaux, l’homme est une sorte de modèle. On veut qu’il dure, c’est une figure.
Il n’y a guère d’autres mendiants ici, sauf à la sortie de l’église le dimanche où il y a une place, parfois libre. Des personnages qui vaquent hors du marché dans la rue : il y en a un. Toujours assis par terre dans les meilleurs points de vue pour observer les passants les habitants les policiers municipaux les randonneurs de passage les boulistes les cinéphiles. Assis en tailleur, chaudement vêtu l’hiver, pieds nus l’été, des cheveux blancs nattés de couleurs et portant des piercings colorés, il vit dans la colline dit-on, la colline étant toutes les collines, la colline signifiant forêt de petits chênes blanc, cailloux, thym, lavandin. La colline entoure les villes jusqu’aux villages suivants.
Il y eut une figure de rue représentant la misère, une allégorie de la misère, jeune, un quasi enfant déguisé en homme mûr, avec un chapeau, des chaussures trop grandes une vaste veste tenant avec une ceinture, un enfant qui traînait, faisant semblant de vaquer à quelque chose de pressant, marchant d’un pas vif. Il resta quelques jours dans la ville, mais aussitôt quelqu’un alla signaler à la police municipale cette détresse en ville, un mineur, mais on le connaît dit le policier, il ne va pas si mal, on ne peut rien faire pour lui. Ah bon.
Depuis que la ville accueille des réfugiés érythréens, éthiopiens, nigériens, deux musiciens jouant de la Kora viennent de temps en temps s’installer à côté du vieil homme aux chiens, enchantant le marché de sons doux, de sons étoilés, mais par quels chemins désenchantés sont-ils arrivés ?
Et chacun vaque debout le lundi entre ces hommes assis, faisant la queue aux nems, aux fromages de chèvre, aux olives et bombes à l’ail, aux amandes, sandales en cuir, miels, aux et basilic, cageots de fruits à confiture, tomates à coulis, huiles essentielles, bouquets de verveine, pains, boutures et plans, graines, poteries industrielles, vêtements, savons, ustensiles en bois d’olivier, tapis, pizzas, poules vivantes, poulets rôtis, fromages. À 11h le carillonneur carillonne du haut de la citadelle, les clochettes égrainent des mélodies populaires au-dessus du brouhaha de ville et des individus venus des villages se retrouvant dans les cafés, justement pour le café du lundi. Des clichés ? Non.