#anthologie #31 Kasischke

Je voulais vivre cent ans…

Ne vous inquiétez pas ! Ma mort a été douce, même si elle n’était pas programmée comme ça. Je voulais vivre jusqu’à cent ans, connaître encore un peu plus ce monde qui ne m’a pourtant pas gâtée. Je ne suis pas née à la bonne époque. J’étais l’aînée de cinq enfants, peut-être même six, il y a un bébé qui est mort jeune, mes parents n’en ont pas parlé, c’est comme s’il n’avait pas existé. J’aurais aimé que ce soit une fille, moi j’ai grandi seule avec quatre frères, J’étais la grande, sois raisonnable, ta mère est trop fatiguée, et elle doit aussi ouvrir le magasin, elle ne peut pas tout faire avec sa santé fragile, moi j’étais forte, j’ai assumé. J’ai élevé mes frères, surtout le plus jeune, le plus petit. C’était un peu mon bébé, j’avais déjà seize ans quand il est né. Alors je suis devenue sa nounou, son chaperon, sa maîtresse. Ah oui, je ne vous ai pas encore dit, j’ai fait des études, je me suis battue, les filles qui étudiaient étaient encore mal vues, les parents ont laissé faire, du moment que je m’occupais des frères. Surtout du petit ! Je suis devenue institutrice à la fin de la première guerre, j’avais réussi et j’ai aimé enseigner. Je l’ai poussé à faire des études, il était brillant, j’étais contente. Après, il ne m’a pas trop écoutée, d’abord c’était la deuxième guerre qui éclatait, il était obligé de partir, et puis il s’est trouvé une fiancée que je n’aimais pas. Enfin, c’est elle qui ne m’aimait pas, elle voulait le garder pour lui. Je me suis mariée, mais je n’ai pas eu d’enfant. J’aurais pu m’occuper de mes neveux et nièces, mais je les voyais très peu, on aurait dit que j’étais pestiférée. Pourtant mes élèves m’aimaient bien, je me consolais avec eux, c’est devenu ma famille quand mon mari est mort. Trop tôt, on n’aura pas vieilli ensemble. J’avais encore deux frères, l’avant-dernier était mort jeune, mais les deux autres étaient restés célibataires. Je me repliais sur les livres, les journaux, je passais mes journées au café, sur des canapés confortables, en échangeant avec les autres habitués. Plus de contact avec mon plus jeune frère, ni avec sa famille. J’en étais désolée, mais je ne pouvais rien faire. Dans mon logement, j’avais empilé les journaux et des piles de livres et un jour de malheur, tout ça a pris feu sans que je m’en aperçoive. Je suis morte asphyxiée, je n’ai rien senti. J’ai été enterrée avec mon mari, dans un grand cimetière tout boisé. Une belle stèle pour rappeler qui on était. Et plus tard, mon frère et sa femme ont été enterrés avec nous, dans le même tombeau, je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a fait rire, là elle ne peut plus rouspéter, il faut bien qu’elle reste avec nous. Je vous promets qu’on s’entendra bien, je ne suis pas rancunière…

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.

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