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Un bruit dans la chambre. Elle a fermé le placard précipitamment, et regarde par l’entrebâillement de la porte blanche à bouton de porcelaine. L’ombre d’un lit double à l’endroit de son matelas. L’homme s’est redressé il a toujours ses bosses sur le front, bosses de son dernier visage, excroissances, cellules proliférant sur un corps sans l’autorisation du porteur, cellules autonomes tuant le corps dont elles ont fait leur terreau, à la fois tueuses et suicidaires. L’enfant au regard gris ne craint pas son grand père mais reste tout entier dans la méfiance, car il reste dans le souvenir de son ancien mépris.
– D’ordinaire les filles ont peur.
La fille de dix ans revient s’asseoir en tailleur sur la natte, devant le feu. Elle prend le tisonnier, une tige de fer pointue, dans sa main droite. Elle tisonne. Crépitement des étincelles dans le silence de la chambre. Sa chambre.
Froissement de draps. Il bouge sa main droite.
– Donne-moi le tisonnier.
L’enfant ne bouge pas, transpire, tremble un peu, appelle intérieurement sa mère par imitation des autres enfants, car dans les blessures les enfants appellent leur mère, elle a vu ça à l’école, et dans toutes les colonies de vacances. La mère ne viendra pas. La mère ne vient jamais quand il faut. La mère ne voit jamais ce qu’il y aurait à voir.
– Les filles obéissaient avant. Avant cette guerre où les ai protégées, ta mère et ta grand mère. J’ai déserté pour elles, j’ai ravitaillé un Allemand en quartiers de vaches. Les vaches des bonnes sœurs de l’hôpital. J’apportais l’eau, tous les jours des bidons, tirés d’un puits, pour les réfugiés dans les sous-sols, pour les vaches des sœurs, pour les malades, pour ma famille. Les bombes allemandes anglaises et américaines m’épargnaient. Je payais mon tribut à l’Allemand, je faisais disparaître une vache. Les Allemands mangeaient de la vache, j’étais libre, et les sœurs avaient à boire.
Enfant sa mère était sortie des caves à Caen. Avec ce père encore jeune, sans cellules proliférantes. Ils avaient marché dans les ruines de la ville, des sous-sols de l’hôpital où ils se protégeaient des bombes jusqu’aux décombres de leur maison. Lui, le père, n’avait peur de rien. Il est là, il demande le tison. L’enfant aux yeux gris, (un jour elle portera un tailleur vert, se mariera, divorcera, quittera la Loire et la statue de Jeanne d’Arc, sans bagages et sans capital, elle se délectera de fuir,) l’enfant pose le tison, prend une bûche fendue, la soulève très lentement en se retournant, regardant le mort en face, l’ombre grise, translucide, dans un lit double sur son propre matelas, soulève la bûche, se tourne vers le feu, se penche, dépose la bûche comme on déposerait un bébé endormi dans son berceau, malgré les braises vives, dépose avec soin, un soin de vivant.
– Tu me nargues. Donne-moi le tisonnier.
– Tu ne peux pas prendre le tisonnier.
– Je peux t’apparaître dans cette chambre, je peux habiter dans le placard du curé derrière la porte à bouton de porcelaine, je peux te parler.
– Tu me détestes. Parce que je suis une fille.
– Faux. J’ai toujours aimé les filles.
– Les petites bonnes ? Les petites bonnes de quatorze ans ?
– … Tu es cruelle.
– Cruelle avec un mort ?
Le tisonnier reçoit le tremblement de la fille aux yeux gris, il soulève les braises, fait rouler une bûche sur la natte, la repousse énergiquement dans l’âtre, tape sur la braise qui attaque la natte, tape encore.
Malgré le bruit la mère ne vient pas.
– Tu vas te brûler ou mettre le feu.
– Je n’ai pas peur du feu.
– Tu ne sais pas manier le tisonnier.
– Tu ne peux plus manier le tisonnier.