#anthologie #29 | Intérieure voix

Reprise Anthologie 1 Dura lex sed lex

Vérifier que toutes les pièces sont bien ordonnées dans le dossier. Mais enfin pourquoi toujours vérifier, ordonner, on dirait ta mère, la comptable qui alignait des chiffres à longueur de journée et qui une fois rentrée à la maison te demandait de ranger ta chambre, de tout bien ordonner/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure sans dossier à préparer. En relire une ou deux, souligner un mot, surligner une phrase. Ranger le dossier avec la robe en boule, dans le sac devant l’entrée. Cette robe noire , tu la détestes, elle est lourde, lourde du poids de la responsabilité qu’elle a sur ses épaulettes, et c’est quoi ce bout de tissu blanc que tu rabats devant et qui te serre le cou, on dirait un bavoir, et le noir ça ne te va pas du tout/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure sans bout de chiffon, sans uniforme. Se coucher tard. Se lever tôt, faire couler l’eau froide sur la peau, faire chauffer l’eau du thé, s’habiller, prestement, avaler deux gorgées.Et ça va durer combien de temps, ce temps que tu ne prends pas le matin, le matin c’est fait pour faire des câlins, pour rester au lit quand il fait froid, prendre le soleil comme l’été on prend la mer, à pleins poumons dans le jardin/ Allez, viens, on s’en va à l’aventure pour se coucher tôt, se lever tard. Partir, vite, pour arriver en avance. Toujours arriver en avance. En avance sur quoi, en avance de combien, en avance sur le jour de ta mort ?c’est cela ton but dans la vie, arriver avant l’heure le jour du grand départ ?/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure, et tranquillement, sans se presser. Ne pas se faire piéger par un embouteillage, un barrage, une panne, un accident. Ne pas risquer que l’affaire soit passée, radiée. Bouton d’ascenseur, premier sous-sol, clef de voiture, ceinture de sécurité, du jazz en boucle, et le dossier dans le sac, tout à côté, côté passager. Passer par la place de l’Étoile, les Champs Élysées et au bout la place de la Concorde, suivre les quais, en sortir pour tourner sur le Pont Neuf. Mais pourquoi prendre toujours le même chemin, tu aurais pu passer par la Rue de Longchamp, Trocadéro, le pont d’Iéna, les quais rive droite, rejoindre le boulevard Saint Germain, c’est plus long mais quand même la Tour Eiffel et puis le Boul’mich/ Allez, viens, on s’en va , loin, à l’aventure, on quitte Paris, pour de bon. Place Dauphine, ses arbres au calme. Parking, premier sous-sol, couper le contact. Toi qui as horreur des parkings, te voilà angoissée maintenant, bien sûr que tu sais pourquoi, et puis c’est irrespirable ici/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure sur des routes à l’air libre, sur des chemins à l’air pur. Prendre le sac sous le bras. Dehors, respirer, fort. Longer le quai des Orfèvres, ses fourgons de police en rang d’oignons, la porte en acier blindé de la Maison d’Arrêt de la Santé. Ici aussi on ne respire pas bien, savoir tous ces gens enfermés, là-dedans, pour une bonne raison ou sans raison, aucune, impossible de ne pas y penser, en passant/ Allez viens, on s’en va, loin, sous le vent de la liberté, sans chaines aux pieds. Regarder l’heure. Un thé citron et un croissant vite engloutis à la Brasserie en face des grilles aux pointes acérées du Palais de Justice. Passer par un accès réservé, contrôlé. Présenter la carte professionnelle écornée avec dessus une photo démodée, saluer le jeune policier filtrant les arrivants. C’est à se demander comment il peut te reconnaitre sur la photo, tu avais quoi? vingt-trois ans et maintenant…, combien de fois tu as voulu la déchirer cette carte, combien, hein ?/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure, sans valise ni papier d’identité

 Monter les marches en marbre deux à deux, sentir que le corps se réveille, regarder l’heure. Aller s’asseoir sur un banc de bois noir dans la grande salle des Pas Perdus. Se sentir seule et investie, donc seule. Elle pourrait faire peur cette salle qui mesure plus de deux fois un terrain de handball si tu t’y retrouvais seule la nuit, ça te fait penser au film d’Albert Dupontel « 9 mois ferme », et ça te fait rire, c’est bon quand tu ris/ Allez viens, on s’en va, loin à l’aventure et promettre de rire au moins dix fois par jour . Sortir le dossier du sac, relire quelques pièces de l’adversaire. Laisser venir l’angoisse, la peur de l’oubli d’un mot, d’un argument, d’une preuve, d’une loi. Respirer, fort. Alors toi la perfectionniste, toujours peur que ce ne soit pas parfait, mais parfait pour qui ? /Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure vers un monde sans crainte de ne pas être à la hauteur. Regarder l’heure, chercher le numéro de la salle d’audience. Pole 4 chambre 2 de la Cour d’appel. Ranger le dossier, vérifier que la robe, chiffonnée, ne s’est pas dérobée. Se lancer. Longer les galeries des juges d’instruction, saluer les gendarmes en faction, frôler du regard la Sainte Chapelle, belle, marcher encore le long de couloirs qui sentent la Javel et transpirent le labeur à point d’heure des femmes de ménage. Les juges d’instruction, le pénal, les Assises, très peu pour toi, là où la mort physique ne se joue plus mais quand même coupable ou non coupable, et les victimes, inconsolables, tu les sais bien, tu n’aurais jamais pu défendre l’indéfendable/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure vers la douceur de vivre, loin des pleurs et des horreurs. Arriver devant la salle, essoufflée ou pas. Penser que c’est bien d’avoir arrêté de fumer. Vérifier sur le feuilleton d’audience épinglé sur la porte que le nom de l’affaire est bien noté. Des affaires, combien à ce jour tu en as traitées, défendues, gagnées, perdues, refusées, pas fait le compte, tu as raison, ça ferait tourner la tête/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure avec quelques affaires, à toi, pas celles-là.

Entrer dans l’arène. Le spectacle peut commencer. Tu te souviens, petite, danseuse tu voulais être, danser toutes les danses, et partout, et faire danser, que le corps s’exprime, qu’il parle à la place des mots, et puis un jour raccrochées les pointes en satin de ton enfance pour une inscription à la Fac de droit et tout le reste après/ Allez viens on s’en va, loin, à l’aventure et on dansera à en perdre le nord, et le sud aussi si tu veux. Le parquet qui craque, les boiseries polies, les dorures qui éclaboussent le plafond, l’estrade au fond qui arbore des fauteuils de maître, les bancs élimés pour les plaignants. Toi tu ne te plains jamais, tu plains les autres, tu les réconfortes, tu les soutiens, tu les défends becs et ongles pointés pour gagner, mais qui s’occupe de toi ?/Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure là où tu pourras te choyer, te prendre dans tes bras. Des avocats déjà là, assis, debout, énervés ou encore endormis. Soudain, plus un bruit, se lever, tous ensemble à l’arrivée du Tribunal par une porte dérobée. Un président, deux assesseurs et derrière eux le greffier avec sa pile de dossiers prêts à tomber. Tomber, tu ne t’es jamais autorisée à te laisser choir, comme une poupée de chiffon, de l’intérieur déchiquetée, pourtant tu as eu des occasions de t’effondrer, et des costaudes, des bien comme il faut, mais jamais tu n’as été anéantie au point de crier à l’aide, jamais/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure là tu pourras te laisser aller à en perdre l’équilibre sans danger.

Premier acte, l’appel des causes. Ecouter le greffier énoncer les noms des parties au procès, demandeur contre défendeur. Réagir à l’appel du nom de son dossier et faire retenir l’affaire. En clair demander au greffier de poser le dossier du tribunal sur une pile à part, celle des affaires qui seront plaidées tout à l’heure. Les autres, renvoyées à une autre audience, ou radiées, donc finies, terminées, circulez, plus rien à voir. Qu’as-tu vu, toi, dans cette justice fréquentée de si près, du bon et du mauvais, du politique, de l’idéologie, du bon sens, de la bêtise, du vite fait mal fait, du ni fait ni à faire, du sérieux et du trop sévère, et de l’injuste, bien, sûr, tu le sais bien quand la justice ne se porte pas bien c’est toute la société qui va mal/ Allez, viens, on s’en va, loin, à l’aventure vers des endroits sereins ou le bien est un bien commun

Deuxième acte, le président appelle une première affaire. Attendre son tour pour entrer en scène. Aller respirer, dans le couloir, bruyant. Saluer son confrère adverse, par conventionnelle courtoisie, ou franche hypocrisie, souvent les deux. Avoir trop chaud dans cette robe noire, la gorge sèche, commencer à avoir faim. Tu les vois, là, dans le rétroviseur, toutes ces heures interminables, passées à attendre ton tour, pour dire trois mots ou plaider trois heures, et cette lenteur des juges à juger ce qui est urgent, vital, au bord du drame, et cette révolte en toi qui ne s’apaise pas/ Allez viens, on s’en va, à l’aventure pour ne plus rien attendre, ne plus chercher à comprendre.

Retour dans la salle, s’avancer vers l’estrade à l’appel du nom de son affaire. Pas trop près non plus. Chacun son camp. S’arrêter devant le pupitre, y poser son dossier, ses notes, un stylo. Chacun à sa place, celui qui attaque à droite, celui qui se défend à gauche. Et enfin, plaider. Du théâtre, c’est du théâtre, tu le sais, et certains en jouent, beaucoup , à en être ridicules, c’est comme sur une scène sauf que là on n’a pas droit à l’erreur, on ne peut pas se dire qu’on sera meilleur demain, quand c’est trop tard c’est trop tard, c’est maintenant ou jamais/ Allez, viens, on s’en va, à l’aventure jouer et rejouer ce que tu veux autant de fois que tu voudras.

Plaider la cause de l’enfant abandonné, de l’héritier ruiné, de la femme battue, de l’entrepreneur pas payé, de la secrétaire harcelée, de l’accidenté à vie alité, du migrant déboussolé, de la fille/abusée/du/garçon/violé/ et réciproquement, du commerçant endetté, de la grand-mère désargentée, du locataire expulsé, du voisin insulté, du salarié licencié, du voleur égaré, la cause de vies morcelées, contrariées, embrasées, violentées, brisées, mais qui respirent, encore. Oui c’est bien cela qui te tient encore debout, qui te fait lever chaque matin, cette cause à défendre, cette injustice à réparer, cette dignité à faire retrouver mais ça ronge au-dedans, c’est sans fin, c’est éreintant, harassant, jusqu’à l’épuisement/ Allez, viens, on s’en va, loin , à l’aventure et voguer sur les mers sans la barre du navire à tenir.

Puis, se taire. Écouter l’autre parler. Défendre sa cause. Défendable ou pas, explicable ou pas , pardonnable ou pas, punissable ou pas. S’énerver, vouloir intervenir, se retenir. Toujours tenter de reprendre la parole en dernier. S’approcher plus près de l’estrade, déposer son dossier sur le bureau du Tribunal, face au président. Écouter le greffier donner la date du délibéré. La justice prend son temps pour rendre son jugement. Sortir de la salle. Ôter immédiatement cette robe d’un noir pesant. Respirer, fort. Heureusement que tu as appris à respirer même quand la justice t’étouffe, que tu as pris des chemins détournés, à la dérobée, que tu as eu mille autres vies ou presque dans le même temps, mais maintenant, il est temps/ Allez, viens, on s’en va, loin, à l’aventure inspirer à pleins poumons les belles dernières années . Partir vite pour entendre à nouveau le bruit de la ville, se faufiler entre les touristes amassés sur le trottoir près de la Conciergerie, lever les yeux au ciel et voir l’heure sur la grande horloge enluminée, accrochée depuis des lustres à une des tours du Palais. Rentrer vite. Sur la route, rêver, espérer que ce dossier sera gagné. Visualiser l’enfant dans des bras aimants, la victime reconnue, le salarié indemnisé, des délais accordés pour partir, un droit de séjour aménagé, un débiteur de mauvaise foi condamné. La vie un peu réparée. Les blessures profondes rarement oubliées. Même quand la robe est au porte manteau raccrochée, que le téléphone ne sonne plus, que plus personne n’a besoin de toi, pour quelques heures, le temps de la nuit, toi, tu te tracasses encore, tu penses encore à ce que tu aurais pu faire, autrement, à ce que tu pourrais faire encore, de mieux, ça aussi ça use, ça ronge à l’intérieur/ Allez viens, on s’en va, loin, à l’aventure sur des chemins qui ne demandent rien

S’occuper maintenant des autres dossiers. Écouter, noter, analyser, compiler, rédiger, chercher, ordonner, rassembler, répliquer, écouter encore, rassurer, douter, compléter. Écrire. Écrire. Écrire. Recommencer.

Paris, l’Ile de la Cité. Cité des causes pas toujours perdues, cour des possibles miracles. Cité de la misère du monde affichée, de sa violence décryptée, de la vie derrière ou au-dedans de soi déchiquetée.

Le soir, tard, rentrer, tout poser, déposer. Rideau ! En coulisses, il y a juste à…danser. Sur Experience de Ludovico Einaudi ou Nomadic Mood de Sainkho Namtchylak ou, dans les bras du silence retrouvé. Laisser l’énergie se réorganiser. Souffler. Respirer. Oui, danser, laisser faire laisser aller, le corps libre sans une tête pleine à craquer pour le contrôler, un pas, puis deux, les hanches, le buste, les jambes, les bras, les mains et jusqu’au bout des doigts, au bout des pieds…

Allez, viens on s’en va, loin, à l’aventure de la danse dans ta vie, dans toute ta vie, et pas qu’entre deux portes à ouvrir, deux dossiers à préparer, deux détresses à sauver, sentir de l’air dans tous tes mouvements, du petit matin à la nuit tombée, jouer à articuler une partie de tes membres tout en isolant les autres, toucher minute après minute à la fine pointe de la conscience de tout ton corps , danser jusqu’à la transe, retrouver le rythme tribal, faire de ton état de conscience modifié une œuvre d’art, impalpable, éphémère, évanescente, transcendante, devenir oiseau, étoile de l’opéra le temps d’une mise en acte de tes fantasmes, sans retenue, sur l’herbe, dans le sable, sur un plancher, seule avec d’autres, plein d’’autres, des comme toi, des allumés du mouvement de vie au-dedans qui se dit au dehors, improviser, explorer par tous les pores de ta peau, sur toutes les musiques du monde, créer des rituels, aller à l’origine de l’origine du mouvement, de l’énergie, de la vie donc, te mettre au défi, éprouver, travailler la souplesse, l’agilité de ton corps pour ne jamais perdre celles de ton esprit, danser avec la terre-mère, sous la pluie, dans la boue, nue, déguisée, te croire nuage ou papillon, affronter par le corps tes ombres, vivantes, tes limites, visibles et invisibles, faire avec l’empreinte du temps et de l’épuisement des années passées jusqu’au cœur de tes cellules, encore bien vivantes, jouir sans entrave dans des danses extatiques, te relier aux forces vitales du dedans et du dehors, et faire pleinement, définitivement, de ta danse un art de vivre en paix, et si possible au service de la paix ?

« Je suis juste un fragment.
Qui sait d’où vient ce fragment ?
Qui suis-je ?
Il faut toute la vie pour répondre à cette question.
Avant d’être un fragment, vous et moi ne faisions qu’un.
Avant d’être un fragment, le ciel et moi ne faisions qu’un.
Avant d’être un fragment, la mer et moi ne faisions qu’un.
Il y a des millions d’années, nous n’étions qu’une seule chose (…)
Les éveillés nous disent :
Arrête de chercher, tout est à l’intérieur de toi !
Alors, j’ai plongé en moi-même et me suis mis à danser …”
Hiroko Komiya et Atsushi Takenouchi danseurs de Butô.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

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