#anthologie #29 | pas que Jane

J’ai choisi la contribution 17, Jane, en prenant le « je » initial pour le témoin de la consigne. Le texte d’origine est en italique.

… Je ne veux plus être là et je ne peux pas partir. Pourtant ici tout est chic, les visages sont souriants, les rires bien pleins et les corps généreux, je ne suis pas à ma place. Mes joues sont creuses, mon teint est gris, mon vêtement est fade. Ici, le temps s’est arrêté, on ne me regarde pas, on ne me fait pas entrer. On ne voit pas mon creux, on ne voit pas mon gris, on voit une opportunité. Alors que je m’apprête à lever un pied, que mon dos se redresse pour prendre de l’élan, que ma gorge se dénoue pour dire seulement du mou inaudible, quelque chose repousse mon pied à terre, quelque chose qui n’est pas de politesse, non, ce qui pousse mon pied, c’est la défaite. 
Jane hésite entre un sandwich au fromage et un au saumon. Le domestique attend patiemment qu’elle choisisse. 
… Je ne veux plus être là, mais mon ventre gargouille. J’aimerais que le plateau arrive jusqu’à moi, mais il faut attendre que Jane choisisse. Le reste de la famille Austen ne s’encombre pas de ces formalités, chacun vient piocher dans le plateau. On s’affranchit ici de certaines convenances. Il y a d’ailleurs, dans le salon, un encombrement particulier. Un dessin posé par terre, trois livres ouverts et cornés posés sur un guéridon, la vitrine ouverte d’un meuble comme attendant qu’on y prenne ou pose quelque chose, une liasse de papiers froissés posée aux pieds de Jane qui n’a toujours pas choisi son sandwich. Le domestique lui demande si elle en veut un nature, sans fromage et sans saumon. Jane hoche la tête. Le domestique sort rapidement et revient, comment fait-il, quasi dans l’immédiat, avec son plateau.
… Je ne veux plus être là mais si je pars maintenant, on me verra, moi qui suis devenue meuble. Combien aimeraient être à ma place, dans la maison de cette famille généreuse, à manipuler des yeux leurs belles choses, avec mes pieds paralysés sur leurs beaux tapis sans poussière, et mon dos tari sur le dossier rembourré. Je suis la bête invitée pour écouter l’histoire de Jane. Je suis la bête. Je ne peux m’empêcher de lorgner. Jane regarde la pendule. Même la pendule est chic. Je veux partir. Il va bientôt être l’heure de sa lecture.
… Je ne veux pas rester car mes oreilles sont laides. Je suis le cadavre lépreux qui coule dans la rivière du tableau. Je suis de second degré. Je suis dans l’arène d’un jeu que je ne connais pas, couvercle de la potiche. Je partirai après le sandwich. Non, je ne peux pas, je dois écouter Jane, je suis venue pour ça. Mais Jane ne me voit pas. Je ne sais pas ce qu’elle va lire.
Jane prend fébrilement un sandwich sans rien, l’engouffre d’une traite dans sa bouche en laissant tomber des miettes sur sa robe. Tout le monde rit en la regardant faire.
… Moi, tremblante de ridicule, je ne comprends pas.
Et Jane, libérée du poids de choisir, éclate de rire la bouche pleine.
… Et moi, édentée je mords.