#anthologie #29 | Interférences

…Où est la sortie ? Je veux partir, oui, maintenant…bon d’accord j’attends encore un peu, je reste là.  

Il a sept ans il intègre les louveteaux. 

Vous pouvez dire à cet enfant d’arrêter de pleurer ? Il me déconcentre, je viens de perdre mon chemin.

Un dimanche de septembre, le groupe de Jean canote dans la rade de Brest. La brume recouvre le paysage pendant la traversée du retour. Pour ne perdre personne, les esquifs individuels sont attachés les uns aux autres suivant, tels des canetons, la grosse barque à voile carrée des moniteurs. 

Ah excusez-moi, je me trompe ce n’est pas cet enfant qui pleure c’est celui qui est tout là-bas au fond. Non celui-ci ne pleure pas, mais il tremble. Si, je vous assure je le vois trembler. J’ai froid moi-aussi, je ne trouve plus la sortie.

Le froid s’insinue dans chaque espace où la peau de Jean est à nue. Il ne porte qu’un short, un maillot de corps et un gilet de sauvetage rêche de sel, trop grand. Son corps malingre ne résiste pas à l’épreuve. Il garde le lit plusieurs semaines dans sa chambre qui ne donne sur rien. 

Décidément, quel est cet endroit sans fenêtre, c’est minuscule, je viens de me cogner contre le lit.  

Il aime cette sensation : être seul, isolé dans son abri avec autour la maison vide. Il découvre à cette occasion le plaisir de la lecture.

Non, ne vous dérangez pas, je vais me faufiler jusqu’à la porte.

Il a dix sept ans, avant même de recevoir son ordre de départ pour le STO, il part pour l’Angleterre.  

Mais qu’est ce que … me voilà à Londres à présent. Je n’ai pas le temps de jouer à la guerre, laissez-moi retourner chez moi.

Il a onze mois, il est présenté au capitaine Kermarec. Le père juge son enfant chétif, le soupçonne timoré. Il prend en main son éducation, l’installe dans le cellier attenant à la cuisine et rebaptisé « chambre » car partager celle de ses sœurs est inapproprié.

Tiens, me revoilà dans la pièce sans fenêtres ! Le lit une place a disparu, par contre je viens de heurter un berceau, c’est inadmissible, laissez-moi sortir de ce débarras.

Le jour de ses soixante cinq ans, il reste muet devant la petite fête de départ préparée ses collègues et élèves. 

N’essayez pas de m’amadouer avec du mousseux et des cacahuètes, je n’ai ni faim ni soif, je veux rentrer chez moi

Ne sachant trop à quoi s’occuper après, il s’installe dans la maison de la pointe du Conquet qu’il utilisait l’été.

Oui, c’est joli cette vue sur la mer, le bruit de vague aussi. Mais ce que je désire c’est… oui je sais que vous savez. Faites un effort, sortez-moi de là. 

Il a quinze ans, une jeune fille, emménage dans son immeuble avec toute sa famille, et son piano. 

Stop, arrêtez tout, c’est quoi cette histoire, vous revenez en arrière ? Il passe de sa fête de retraite à son amour d’enfance. Non mais, pour qui me prenez-vous ! Je suis attentivement la progression de sa vie. 

Menue, elle a de grands noirs, de longues mains blanches et des doigts fins qui s’éveillent sur le clavier. Sa musique coule comme la vie. 

Si vous m’assurez qu’il s’agit d’une inversion malencontreuse de défilement chronologique je ne peux que vous faire confiance. Mais n’en abusez pas. 

Il ignorait que la musique pouvait être autre chose que militaire. Sarah. Dans ses rêves, Jean lui parle, il lui demande d’être son professeur, elle accepte. 

Il a onze ans, il en parait neuf, il rejoint les scouts marins. 

Cette fois c’est sûr vous vous moquez de moi… cela va me permettre de quoi… chuchotez plus fort je n’entend rien. 

Il embarque avec sa patrouille pour l’Islande sur un voilier prêté par la marine. Enfants partant jouer à s’aguerrir loin des hommes auxquels ils se doivent de ressembler. Sur cette île minérale, grise dans sa poussière, noire dans son sable. La troupe enfantine part pour une longue marche autonome dans une région de lacs, harnachée comme à la parade, confiée à la garde du plus grand. 

Ah, me permettre de comprendre le personnage. Si vous voulez, de toute façon j’attends que cela s’arrête pour pouvoir rentrer chez moi.

Un enfant ivre de l’obéissance que le reste de la troupe lui doit. Ils marchent. Après quelques heures ils n’ont plus de repères. Ils marchent. Au bout d’un délai qui parait suffisant ils mangent toutes leurs maigres provisions. Ils marchent. 

Vous vous répétez, vous avez dit trois fois « ils marchent ». Bien sûr que je les ai compté. Je le mettrai dans mon compte rendu circonstancié. Vous entendrez parler de moi, je vous le garantis.  

Leur chef de troupe ne parvient jamais à faire un point correct. Deux jours s’étirèrent en heures, en minutes, en seconde de survie puis ils sont retrouvés à temps. Grâce au soleil qui ne se couche jamais, la marche les sauve tous. Le gel des soirées polaires estivales fait perdre une phalange au petit doigt gauche de Jean. Pour le reste de sa vie, son auriculaire lui rappelle pourquoi plus jamais il n’obéira plus à l’autorité imbécile.               

Bon j’ai compris le personnage. C’est encore long ?   

Il a un jour, à travers la fenêtre de sa chambre, par delà le pont de l’Arteloire, sa mère aperçoit la Lorient, une frégate militaire, prenant la mer sous le commandement de son époux. 

Vous savez que vous vous enfoncez ? Si j’ai bien suivi, cette fois il est à peine né.  

Il a douze ans, il arrête de grandir, au désespoir de son père, il n’atteint pas la taille minimum pour espérer rejoindre la navale.

Et allez donc, encore un saut temporel inexplicable. Vous n’aurez jamais d’agrément pour votre histoire, elle est bien trop confuse. 

Il reste donc à Brest dans un lycée classique et découvre que l’amour de la lecture peut devenir un métier.

Comment ça, c’est de ma faut ! Non je n’ai pas interféré dans la narration. Pas du tout, je connais mon métier. Et puis ça suffit, cette fois je rentre, j’en ai assez. 

A propos de Noëlle Baillon-Bachoc

Lectrice compulsive, attirée depuis le plus jeune âge par la littérature de l’imaginaire avec une prédilection pour le fantastique. Je me consacre à présent totalement à l’écriture. J’anime des ateliers d’écriture et des stages dédiées à la littérature de l’imaginaire.

2 commentaires à propos de “#anthologie #29 | Interférences”

  1. n’ai pu m’empêcher de sourire des interventions

    (il a échappé à la Marine… on survit sans — bon moi de mon temps je ne pouvais prendre ma place dans la lignée)

  2. De mon temps aussi les filles n’étaient pas postulantes, de plus de ce côté de ma famille c’était dans les sous-marins. En attaquant cette proposition je ne m’orientais pas vers le cocasse et c’est venu tout seul. Je ne sais pas ce que donnerait un personnage, plus ou moins censeur, intervenant tout du long du texte complet. J’y réfléchis ce serait deux voix superposées, un peu comme ces vinyles à doubles sillons.
    Merci pour ta lecture et ton commentaire.