#anthologie #29 | dans la peau

… j’ai accompli mon chemin de nuit traversé des rêves tortueux et à nouveau ça recommence | je me réveille je sors du lit j’ouvre les fenêtres avec cette envie de découvrir la nature du jour, la température, l’ambiance du ciel dont mon écriture dépendra | dehors là-bas sous les arbres il y a Jude | il s’est inventé il y a quelques mois à cause de celle qui m’est apparue un jour, figure féminine réconfortante attachée au lieu nouveau que j’habite | peu à peu Jude m’a grignotée | peu à peu Jude m’est entré dans la peau et il a tendance à s’incarner de plus en plus fort ces jours-ci quoi que je fasse, quoi que les autres en disent mais pour une fois je ne voudrais pas le laisser faire, je voudrais le repousser vivre quelques heures sans lui en dehors de lui me libérer de son emprise faire comme s’il n’existait pas faire comme s’il n’avait jamais voyagé jusqu’aux portes de ce domaine et ne s’était jamais tenu dans l’ombre du grand tilleul mais il me retient par la manche | et voilà qu’il se met à parler, sûrement qu’il veut mieux définir sa trajectoire et ses intentions parce qu’il pense qu’au fond je ne sais rien de lui et que je veux le posséder, et voilà qu’il s’émancipe s’empare de la parole raconte jusqu’à arracher des larmes

comme on sait je suis devenu ouvrier-saisonnier circulant depuis mon jeune âge accroché à la main de mon père qui déguerpissait laissant derrière lui un pays détruit et tentait de survivre dans une déambulation désespérée à travers les campagnes du nord de l’Europe, moi j’étais son enfant et nous étions des miséreux rien que de pauvres gens malheureux, et forcément que j’aurais pu interrompre notre fuite en tombant malade ou refusant de repartir un matin parce que les forces m’avaient quitté

parfois la douceur d’un vallon peuplé de pommiers en fleurs, se glissait en moi l’idée que je pourrais vivre dans un endroit qui ressemblerait à celui-là

… impossible de l’arrêter une fois qu’il a commencé | je le vois posté solidement sur ses deux jambes avec toute sa belle nature dressée, il est irrésistible et je lui en veux d’être aussi arrogant et convaincant mais bon sang il n’y pas que la beauté du corps qui compte, bon sang la nature intérieure de l’être pénètre chaque cellule du corps possède chaque fibre et accorde les mots avant qu’ils ne sortent de la bouche | mais impossible de le faire cesser, il revient à la charge à peine je suis sortie du sommeil et s’accroche à moi fermement comme à un bastingage, à un cordage de bateau

alors il est arrivé que mon père s’était fait tirer comme un lapin dans la forêt au passage d’une frontière interdite et la plaie s’était mise à s’infecter jusqu’à ce qu’il en meure, oui il avait fallu ce tir de carabine pour le mettre à terre, et il avait fallu ce tir de carabine pour que j’extirpe une fois pour toutes ma main de la sienne, pas eu de larmes même pas

ce moment m’habite, je n’ai pas mesuré combien il faisait froid

il avait longuement neigé pendant la nuit et lui était couché sur la terre recouverte de neige poudreuse écrin blanc miroitant si doux dans la lumière il avait cessé de râler ma main toujours retenue dans l’étau de ses doigts rugueux tellement abîmés par les travaux parmi les plus durs que les hommes aient eu à produire sur cette terre, ses doigts pareils à du bois inertes soudain

mon visage blanc sans expression

… alors là il exagère il en rajoute il s’empare du cœur même de ceux qui l’écoutent et il serre il serre jusqu’à n’en plus pouvoir et il continue à donner des détails qui pénètrent mon cœur à moi jusqu’à me laisser épuisée impuissante | je ne peux résister | en vérité il me possède et j’ai tellement envie de caresser son visage blanc afin qu’il s’abandonne entre mes mains rien qu’un petit instant | je dois le repousser sans cesse alors qu’une part de moi ne cherche qu’à l’écouter

ça n’avait rien d’un cauchemar c’était juste un moment décisif rien d’autre à faire que de tenter de retirer ma main et de refermer les boutons de sa veste pour qu’il ait le moins froid possible, j’ai touché ses paupières et j’ai tourné la tête, j’ai pris le baluchon qui contenait nos maigres possessions presque rien et je l’ai laissé derrière moi, enfin j’ai laissé son corps au visage glacé pétrifié dans une sorte de masque de douleur et d’effroi, effroi de me laisser tout seul livré aux loups et aux soldats moi son petit garçon son seul lien à l’existence sa seule famille, je me suis débattu avec mes idées de souffrance il fallait que je dégage à tout prix ma main de l’étau qui s’était refermé sur elle avec les crocs d’un piège

j’ai dû forcer, une par une ouvrir les griffes au risque de briser les phalanges ce moment où, ce moment que beaucoup d’autres que moi avaient franchi déjà un jour dans leur vie, ce moment où

… à présent Jude homme ou enfant côtoie mon chemin quotidien interrompt mes pensées m’habite comme un oiseau réfugié en mon giron sans que je parvienne à l’en déloger | impossible de le faire cesser, il ira jusqu’au bout | il ne me reste qu’à l’accueillir et le laisser respirer prendre sa place conquérir un auditoire plus large | je lui invente des facultés hors du commun de la force physique à revendre, sa langue est inconnue de nous autres et ses yeux ont la couleur des profondeurs d’un glacier | ne rien lâcher de lui, ne rien museler

et c’est quand je l’ai laissé derrière moi que j’ai entendu le sentiment de solitude qui me vrillait le cœur, sentiment extrême capable de propulser vers l’avant vers le haut, sentiment pareil à une aspiration violente une fantastique explosion, je n’avais rien demandé à personne moi j’aurais seulement voulu demeurer plus longtemps dans le giron de ma petite mère et sentir plus longtemps le chaud dans le poing refermé de mon père et à présent que je l’abandonnais, plus rien n’existait sinon mon être encore si jeune égaré dans une forêt enneigée au pied du cadavre auquel il fallait définitivement tourner le dos, alors ce sentiment hurlant qui me poussait vers l’autre monde était en train de déclencher une avalanche sans aucune croyance ni certitude

travail d'épaississement autour de la #9 qui s'était façonnée comme un récit dans la bouche de Jude

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

5 commentaires à propos de “#anthologie #29 | dans la peau”

  1. Beau et troublant ce double cheminement des personnages. J’attendai encore une fois cette voix en italique, qui tout à coup nous faisait entrer dans une forme fuguée.Reviendra-t-elle? Merci Françoise!

    • tu as tout à fait raison, la voix en italique était venue dans ce texte #9 « au chaud du poing » et elle m’avait alors interrogée… merci de remettre le doigt dessus car je vais la conserver, la développer comme un sous texte secret, une sous couche au roman…
      peut être d’ailleurs que ce cadre proposé là pourrait servir de structure pour y infiltrer mon récit dont beaucoup de scènes sont en place
      du boulot en perspective
      merci de ton écho, Valérie

  2. Whaou Françoise… alors là… J’étais partie pour fouiller dans mes textes et commencer à écrire la 29ème proposition et puis j’ai vu ton texte apparaître sur la page d’accueil du TL (alors que je venais juste de répondre à ton très touchant commentaire de ce matin). Je me suis dit non là sois sérieux, il faut écrire les enfants font la sieste c’est le moment ou alors tu vas encore t’user la santé jusqu’à 3h du matin comme hier soir. Mais j’ai commencé à lire l’histoire de Jude et de ces voix qui prennent la parole à tour de rôle. Je ne comprends pas tout encore (et alors ?) mais que c’est beau… la langue m’a complètement emporté… J’ai pensé aux Vagues justement par moments et puis les deux derniers paragraphes… une apothéose avec « je lui invente des facultés hors du commun de la force physique à revendre, sa langue est inconnue de nous autres et ses yeux ont la couleur des profondeurs d’un glacier | ne rien lâcher de lui, ne rien museler » avec ces barres verticales. Un récit qui a déjà toute la force et l’excès d’un poème ! Il faut en faire un livre Françoise, je veux le lire. Merci pour toutes tes lectures et surtout cette écriture si forte.

    • nos échanges riches nous comblent en même temps et voilà bien ce qui compte en cet endroit où nous écrivons tous les jours comme on sait comme on peut…
      j’ai publié vite avant de m’absenter pour plusieurs heures et je n’ai pas relu… je viens juste de revenir à l’écran et je trouve tes mots… alors je me dis que sans doute il va falloir que je garde ce « je » de l’auteur ou de ce qu’on veut parce qu’il a la force pour guider tout le récit…
      merci pour avoir pris ce temps précieux…

      (une part des propositions a été articulée autour des personnages Jude et elle, mais pas toutes, par ailleurs le texte est en cours, et il va falloir sans doute que je le reprenne complètement une fois que le cycle 40 jours sera terminé !!)
      à très vite, Camille…